Dans les stades, le racisme joue à domicile
Dans les compétitions européennes de foot, les cris de singe et les banderoles anti-LGBT des supporters hongrois ont fait couler beaucoup d’encre. Une immersion en tribunes permet de saisir une réalité contrastée : malgré les réels progrès enregistrés dans la lutte contre les discriminations, les chants racistes persistent.
Aux abords du Groupama Aréna règne une atmosphère de fête. Cet antre ultra-moderne est depuis 2014 la demeure de l’ogre du football hongrois, le Ferencváros. Ce jour-là, les supporters sont venus en nombre célébrer le trente-troisième sacre du principal club de Budapest. Pour participer aux festivités, les fans se sont pliés au code vestimentaire et portent un vert traditionnel. Même règle imposée aux tribunes, qui déclinent la couleur fétiche de l’équipe dans toutes ses nuances, du pastel au kaki. L’entrée du stade arbore des allures de kermesse : une femme âgée, le visage buriné par le soleil, vend des écharpes à l’effigie du club et concurrence le stand de pipas, l’encas favori des supporters du Ferencváros.
À l’écart de la fête, les supporters ultras, postés dans les escaliers du métro, bouchent le passage. Les passants tentent de se frayer un chemin entre les larges épaules de ces adeptes de musculation. Entièrement vêtus de noir, les Green Monsters, principal groupe de supporters du Ferencváros, agitent âprement leur boite en carton et réclament pièces et billets pour leur collecte de fonds. Jeter un œil à leurs tatouages suffit pour deviner leurs goûts politiques : symboles magyars et emblèmes nationalistes, comme le Turul, l’oiseau chéri des mouvements d’extrême droite hongrois. Entre nationalisme ultra et hooliganisme, la fraction violente des groupes de supporters, les Green Monsters forment un boys band noyauté par l’extrême droite.
Une extrême droite violente, qui avance à visage découvert, comme en 2009 lorsque les ultras souhaitaient un joyeux cent-vingtième anniversaire à Adolf Hitler. Ou plus récemment, en septembre dernier, lorsque les fans dénonçaient les sanctions prises par l’UEFA contre le racisme dans les stades. D’ailleurs, l’humeur festive du jour n’entame pas la colère des supporters. Certains maillots sont floqués du slogan « UEFA Mafia ».
Quand on évoque avec les supporters les chants anti-Roms entonnés dans leur stade, tous ou presque ont la même réponse : rien vu, rien entendu. Viktór, 18 ans, qui se revendique hooligan, comme c’est écrit sur son T-shirt, semble même surpris. « Je ne sais rien à propos d’actes racistes dans le stade. Je n’en ai jamais vu » affirme l’adolescent à la coupe iroquoise, venu ce soir avec sa famille comme à chaque match de Ferencváros. Pourtant, ce jour-là, lorsque l’équipe visiteuse ouvre le score, un premier chant anti-Rom retentit dans les travées du stade.
« Je ne suis pas un sale gitan, ma vie est dédiée au Ferencváros » reprennent en cœur des milliers de supporters ultras. D’autres chants suivront avec, en commun, une insulte dirigée contre la minorité Rom, particulièrement discriminée dans le pays et qui compte pour 8% de la population hongroise. Balázs, supporter depuis qu’il est gamin, reconnait que ses voisins de tribune ont le salut Nazi un peu facile : « Malheureusement, les actes racistes, en particulier anti-Roms, sont courants ici. Mais ils concernent seulement une minorité bruyante de supporters. On n’est pas tous comme ça ».
Pour Bálint Jósa, membre du Fare, l’organisation de lutte contre le racisme dans le football européen, les Green Monsters n’ont pas leur place dans une enceinte sportive : « leurs activités les rapprochent plus d’un mouvement politique que d’un groupe de supporters ». Quand ils ne sont pas occupés à soutenir leur équipe, certains ultras du club le plus titré de Hongrie s’adonnent au militantisme d’extrême droite. Parmi leurs activités récentes, les nazillons de Ferencváros sont accusés par des associations antiracistes de s’être mêlés aux suprémacistes blancs qui ont saccagé une statue érigée en hommage au mouvement ‘’Black Lives Matter’’.
Un constat s’impose toutefois : les actions entreprises par le club ont permis des avancées dans la lutte contre le racisme. Menacée de perdre un sponsor après un énième débordement raciste des ultras, la direction a mis sur pied en 2012 un plan contre l’exclusion : clips de sensibilisation, tolérance zéro contre les auteurs d’actes racistes. Les supporters qui avaient, en 2013, déployé une banderole en hommage à un criminel de guerre nazi ont par exemple étaient bannis à vie. Depuis, Ferencváros a même reçu en 2018 le club israélien du Maccabi Tel-Aviv, sans qu’aucun acte antisémite n’ait été déploré. Impensable il y a une décennie.
Confortablement assis dans le cuir de sa loge, Pál Orosz, le directeur, se satisfait des progrès réalisés depuis sa prise en main du club en 2011. « Notre ambition est de disputer les compétitions européennes et de dominer le football régional. Un objectif inatteignable sans combattre le racisme dans le stade », admet-il. En effet, les amendes à répétition et les matchs à huis clos ont contraint le club à l’action. Celui dont le père fut une légende du club ose même : « Nous n’avons plus relevé d’actes racistes depuis des années ». Une affirmation contredite par ces images capturées dans le stade le 07 mai dernier, où l’on entend explicitement les ultras s’en prendre à la minorité Rom.
La xénophobie, avant tout un enjeu de société
Au moment où Pál Orosz découvre la vidéo, son teint vire à l’écarlate. Il balbutie une première explication : « Vous ne vivez pas dans ce pays, il y a des choses que vous ne pouvez pas comprendre ». Il se reprend et esquisse un début de justification : « Il existe certaines choses qu’on ne peut pas changer, on ne peut pas faire évoluer les mentalités du jour au lendemain. Moi, je me charge de lutter contre les comportements extrêmes dans mon stade. Le reste, ce n’est pas mon problème ».
Les ultras de Ferencváros ne sont pas l’exception en Hongrie. Presque tous les stades du pays connaissent leur lot de comportements racistes. Pendant l’Euro 2020, les joueurs noirs de l’équipe de France ont été la cible de cris de singe pendant le match face à la Hongrie. Plus récemment, les ultras magyars ont hué les joueurs irlandais qui posaient un genou à terre pour dénoncer le racisme. « Les actes polémiques sont souvent initiés par des militants qui s’infiltrent parmi les supporters. Nous les avons identifiés : ce sont toujours les mêmes vingt personnes », explique Bálint Jósa, le délégué hongrois de l’organisation de lutte contre le racisme dans le football européen.
La fédération hongroise se dit active dans la lutte contre l’exclusion dans les stades. Sensibilisation des entraîneurs et des joueurs, spots publicitaires et slogans sur les écrans géants : « hatred is not cool » (la haine n’est pas cool). Pour l’instant, le message semble atteindre difficilement sa cible. La Hongrie compte, aux côtés de la Pologne et de la Croatie, parmi les nations les plus sanctionnées par l’UEFA pour les actes racistes commis dans les stades.
Bálint Jósa, qui participe aussi à l’élaboration du programme anti-discrimination du Ferencváros, confirme que la haine anti-Rom est extrêmement banalisée en Hongrie : « Les clubs ne peuvent résoudre seuls le problème du racisme dans le foot. Les gens ne deviennent pas racistes en entrant dans le stade. C’est un problème de société ». Dans les stades hongrois, le racisme prend deux formes. D’abord, celui d’une pratique ordinaire, tellement enracinée dans les mœurs qu’elle imprègne jusqu’aux chants traditionnels des supporters. Et puis, il y a le racisme moins courant et plus malséant, dirigé directement contre les acteurs du jeu.
Les clubs ne peuvent résoudre seuls le problème du racisme
Bálint Jósa
dans le foot. Les gens ne deviennent pas racistes
en entrant dans le stade. C’est un problème de société
De ce racisme-là, Eke Uzoma en a fait les frais en novembre dernier. Joueur nigérian évoluant en seconde division hongroise, il a été ciblé par des cris de singe dans un match de coupe contre Újpest. Pour le raconter, il nous donne rendez-vous dans une pâtisserie située en périphérie de Budapest. Ponctuel, l’arrière gauche de Tiszakécske, petite ville au sud-est de Budapest, débarque casquette vissée sur la tête au volant de son gigantesque 4×4. Il n’est pas venu seul. Sa fille de quatre ans et sa femme-agent, une Hongroise rencontrée peu de temps après son installation en Hongrie, l’accompagnent. « Tu as de la chance, le coach nous a accordé deux jours de repos », lance-t-il.
Au moment de raconter son expérience du racisme en Hongrie, Eke Uzoma noie le poisson dans un monceau de détails sur sa vie. La Hongrie, un pays qu’il considère désormais comme sa seconde maison et dont il a acquis la nationalité. Il préfère évoquer son parcours, celui d’un réfugié arrivé tout jeune en Allemagne, multipliant les boulots ingrats pour survivre avant de taper dans l’œil de Fribourg, un club de première division allemande. « J’ai plusieurs fois entendu des cris de singe descendre des tribunes hongroises, mais quand mon nom n’est pas prononcé, je n’y prête pas attention ». Mais cette fois-là, aucun doute : ces insultes le visent bien, son nom résonne dans les travées du modeste stade de Tiszakécske.
Il demande alors l’interruption du match, mais ses coéquipiers et l’arbitre le convainquent de rester sur la pelouse. Seule satisfaction de l’affaire pour le latéral au gabarit de poche : le lendemain, les supporters auteurs des insultes lui envoient un message d’excuse sur Instagram. « Je n’ai pas voulu porter l’affaire plus loin parce que je ne crois pas qu’une sanction les arrêtera », explique-t-il. « Au départ, je n’en avais pas parlé à ma femme, ces choses l’énervent ». Et sa compagne de confirmer d’un hochement de tête, l’air désabusé.
Souvent touché, mais jamais coulé, Eke repasse souvent le film de sa vie et relativise. Longtemps contraint de survivre avec 40 euros par mois, blessé gravement au moment d’atteindre le pic de sa forme, le sort a dressé sur sa route nombre d’obstacles : « Ces choses ne m’atteignent pas car ils ne pourront jamais me faire souffrir plus que j’ai souffert pour en arriver là ». Arrivé en terre magyare en 2012, l’expérience du pays lui fait dire que les Hongrois aiment leur pays sans être pour autant raciste : « Je me sens ici comme chez moi. Je n’ai eu à subir qu’une agression xénophobe. Un homme alcoolisé m’a dit ‘’rentre dans ton pays’’ ».
Après 139 rencontres disputées dans l’élite du football local, Eke s’est frotté à toutes les pelouses du pays. En particulier celle de Ferencváros, qu’il a foulé huit fois dans sa carrière. Et pas une seule fois, il a souffert de comportements racistes des supporters du “Fradi”, le surnom donné au club. La preuve selon lui que le racisme recule dans les stades hongrois. S’il retient une chose de ces déplacements dans l’antre vert, c’est la qualité discutable de la pelouse : « Je mets toujours des crampons assez longs quand je joue là-bas, autrement je m’enfonce ».