Identités

Entre thérapie et tabou, le tortueux rapport des Juifs hongrois à leur généalogie

Pour la communauté juive de Hongrie, décimée par les nazis,  panser ses plaies passe souvent par la recherche de ses ancêtres. Au centre des archives juives de Budapest, les demandes affluent : nombreux sont ceux qui ont vu leur vie basculer en découvrant leurs origines, ou même leur judéité. Mais malgré le temps, le poids des tabous reste fort, y compris chez les plus jeunes.

Ces lignes de noms, de dates et de lieux de naissance, Ágnes Szegő les a probablement déjà lues des dizaines de fois. Mais à chaque fois, elle les dévore avec la même intensité. Assise dans une des salles de lecture au premier étage du Musée et Archives Juives de Budapest, dans un silence baigné du soleil de mai, la septuagénaire consulte les registres d’état-civil d’Eger, petite ville au nord-est de Budapest où vécut son arrière-grand-père. Depuis plus de 40 ans, cette historienne se consacre à l’histoire des Juifs de Hongrie, comté par comté, ville par ville. « Je suis comme une sorte de détective», sourit-elle derrière ses lunettes dorées.

Cette mission, elle y semblait destinée. Originaire de la petite ville de Tiszafüred, au nord-est de Budapest, elle est la fille du dernier chef de la communauté juive locale. Cherchant ses mots en anglais, elle raconte : « En 1978, lorsque mon père est mort, j’ai hérité des registres d’état civil qui se trouvaient chez nous. Il y avait les dates de naissance, de mariage et de décès de plus de 3600 personnes »  Des données précieuses, dans un pays où le recensement était tenu par les communautés religieuses jusqu’en 1895, et dont la population juive, jadis une des plus importantes d’Europe, passa de 800 000 à 200 000 membres de mai à juillet 1944. Peu à peu, Ágnes devient alors une sorte de référence, celle vers qui l’on se tourne pour rechercher ses ancêtres. Combien de personnes a-t-elle aidé ? « Je ne sais pas… » soupire modestement l’intéressée. Plutôt que compter, Ágnes préfère continuer, et se moderniser. Depuis 2018, elle administre un groupe Facebook de recherches généalogiques. Chaque jour, ses plus de 2700 membres y demandent des conseils et partagent leurs dernières trouvailles.

« J’étais curieux de savoir, mais je ne savais tout simplement pas comment faire »

Parmi ceux dont les mystères familiaux ont été résolus, Ferenc Kepecs, 78 ans, compagnon d’Ágnes. Assis en face de sa bienfaitrice, montures épaisses sur le nez, il scrute les registres de la commune de Paks. Petite ville des bords du Danube, c’est là où habita Lőrinc, son père, mort dans le camp de concentration de Sachsenhausen en 1945, alors que son fils n’avait qu’un an. Ferenc fait partie de ces nombreux juifs hongrois qui, pendant longtemps, n’ont pas su grand-chose de leurs origines. « Moi, je suis né en 1944 dans le ghetto de Budapest, et ma mère a réussi à nous sauver.  Mais la plupart de ma famille était en province, et je dois dire qu’ils ont quasiment tous été décimés, comme presque tous les Juifs hors de Budapest” raconte-t-il en nous regardant droit dans les yeux, déterminé à faire connaître son histoire. “Le reste de ma famille s’est exilé. Après la guerre, nous nous sommes retrouvés très isolés, pauvres, sans aucune connexion », se rappelle ce journaliste à la retraite. Ce n’est qu’une fois après avoir rencontré Ágnes, il y a huit ans, qu’il se met en quête de sa généalogie. « J’ai dû attendre d’avoir 70 ans pour demander de l’aide à Ágnes. J’étais curieux de savoir, mais je ne savais tout simplement pas comment faire », s’excuse-t-il presque.

Au centre des archives juives de Budapest, Ágnes consulte les registres de la ville d’Eger, ville de son arrière-grand-père. Ferenc lit les registres de la ville de Paks, la ville de son père, mort en déportation alors qu’il n’avait qu’un an.

Au cours de ses recherches, Ferenc fait une découverte qui le bouleverse. Lui, le descendant de petits commerçants et de bouchers modestes, a également pour ancêtre Ezekiel Paneth, rabbin en chef de Transylvanie au début du XIXe siècle. « Si j’avais su dans ma jeunesse que j’avais un  ancêtre si illustre, j’aurais sans doute eu davantage confiance en moi. Ma famille et moi, nous vivions assez misérablement, j’ai longtemps eu une sorte de complexe d’infériorité à cause de ça. J’ai réussi à faire un beau métier, mais j’aurais peut-être pu faire une plus grande carrière si je l’avais su avant… »

Vertus thérapeutiques

Tout en écoutant Ferenc, assise derrière son bureau, Anikó Udvarhelyi, généalogiste aux Archives Juives, le fixe de ses yeux bleus perçants et acquiesce. En sept ans d’exercice, plusieurs centaines de demandes de recherches d’ancêtres sont passées entre ses mains chaque année. Depuis la pandémie, elle observe que les requêtes sont passées d’environ 300 à 500 par an. « Les confinements successifs ont sans doute eu un effet introspectif sur la population », interprète-t-elle. Peut-être est-ce aussi dû au retour d’un antisémitisme rampant dans la politique hongroise, encouragé par le Premier Ministre Viktor Orban, qui s’emploie entre autres à réécrire l’histoire de la Shoah, en soutenant que les Hongrois auraient autant été victimes des Nazis que les Juifs.

Mais au-delà des chiffres, les requêtes ont souvent le même but : refermer des plaies familiales restées trop longtemps ouvertes. Psychologue familiale en plus d’être archiviste, Anikó cite ainsi les thèses d’Ivan Böszörményi-Nagy, psychiatre américain d’origine… hongroise, pionnier de la psychogénéalogie, théorie selon laquelle les traumatismes se transmettent d’une génération à l’autre. « La volonté de chercher ses racines aide à résoudre les traumatismes » explique Anikó.

Incollable sur Lacan et Freud, György Kozma, 68 ans, confirme. Dans son appartement cossu hérité de sa mère, juché sur les collines de Buda, ce dialoguiste-comédien-auteur à la retraite se faufile entre les piles de livres et de manuscrits, et pointe une banale étagère derrière son bureau. « C’est en fouillant ici, à la mort de ma mère en 1984, que j’ai appris l’ampleur de mes racines juives. J’avais 30 ans », raconte-t-il dans un français lyrique, mâtiné d’anglais. Issu d’une famille d’intellectuels où la judéité est à peine un sujet de conversation, il découvre être l’arrière petit-neveu du rabbin Immanuel Löw, homme politique considéré comme un héros de la cause juive en Hongrie. Empli d’émotion, György décrit une vie qui change du tout au tout. « J’ai eu soudainement le sentiment d’appartenir à la cause des Juifs qui ont toujours été opprimés. À cette époque, j’étais mal assuré et névrosé, je souffrais de bipolarité, j’aurais sans doute pu me suicider. Et tout d’un coup, j’ai ressenti de la stabilité. J’ai commencé à apprendre l’hébreu, à m’intéresser à la théologie. Quasi immédiatement, je suis allé faire une psychanalyse, qui a duré six ans. J’ai notamment pu mettre un terme à mon addiction au cannabis.»

Pour Gyorgy Kozma, 68 ans, découvrir l’histoire de ses ancêtres lui a permis de soigner ses névroses et ses addictions. © Magyarpart

Juifs sans le savoir

Parmi les familles juives hongroises, de tels non-dits sont monnaie courante. Pour comprendre, il faut remonter au XIXe siècle : en 1867, dans la foulée de la création de l’empire austro-hongrois, le nouveau gouvernement hongrois émancipe tous les Juifs du territoire, qui obtiennent la quasi-égalité des droits avec les Hongrois – un régime que seule la France égale à cette époque. « De nombreux Juifs ont alors fait le choix de se recenser en tant que Magyars, par conviction patriotique, mais également pour accélérer la chute du plafond de verre dont ils étaient victimes », explique Ágnes.  Puis, après la Deuxième Guerre mondiale, de nombreux survivants de la Shoah enterrent eux aussi leur judéité, « D’une part, certains ont abandonné leur religion, terrifiés à l’idée que de telles atrocités puissent se reproduire. Il y avait une sorte de honte associée à leur traumatisme, jumelée au fait que personne ne voulait vraiment entendre leur histoire. Par ailleurs, de nombreux juifs se sont aussi tournés vers le communisme, y voyant le meilleur moyen d’éviter un nouveau génocide. Ils sont donc devenus résolument anticléricaux », continue l’historienne. Conséquence : alors que selon une étude menée par le site généalogique MyHeritage en 2019, la Hongrie est le pays avec la plus forte proportion de population avec du sang sémite derrière Israël, bon nombre de Magyars sont des Juifs qui s’ignorent. Régulièrement, des personnalités font les gros titres, apprenant soudain leur ascendance juive. En 2012, l’élu d’extrême-droite Csanád Szegedi, figure du parti Jobbik et habitué des saillies antisémites, apprenait ainsi être le petit-fils d’une survivante d’Auschwitz – et se convertissait au judaïsme dans la foulée.

Pour Éva Petrőczi, c’est à la naissance de son premier enfant, en 1973, qu’elle découvre ses racines juives. Écrivaine, poétesse et universitaire reconnue en Hongrie, elle raconte : « J’avais 22 ans. Pour me l’annoncer, ma mère m’a raconté que ma grand-mère Ida, qui venait de décéder, avait listé sur son lit de mort les dizaines de noms des membres de sa famille qu’elle n’avait pas pu sauver lors des rafles… », raconte-t-elle, les larmes aux yeux. Pourquoi ce si long silence ? « Mon père avait été fait prisonnier politique par les communistes lorsque j’avais deux mois, et cela m’avait traumatisée. À cela s’ajoute le divorce de mes parents, lorsque j’avais 7 ans. Je crois qu’ils n’ont pas voulu m’ajouter un fardeau psychologique.» Pour elle aussi cette nouvelle a l’effet d’un déclic : elle dédie bon nombre de ses poèmes à ses ancêtres, et se passionne pour sa généalogie. En témoignent les murs de son grand appartement, remplis de portraits d’ancêtres dont elle connaît la biographie par cœur. « En retraçant leur histoire, c’est comme si je les ramenais un peu à la vie. C’est thérapeutique, mais je ne le fais pas entièrement pour moi, j’ai l’impression de pouvoir changer un peu leur destin. »

Éva Petrőczi, devant un portrait de son arrière-grand-mère et sa grand-mère, Ida. Sur son lit de mort, Ida faisait la liste de tous les membres de sa famille morts en déportation. © Magyarpart

Des tabous qui persistent

Mais là où certains explorent leurs origines en quête de réponses, d’autres préfèrent ne pas se poser de questions. Sári Gerlóczy avait 13 ans lorsqu’elle apprend qu’elle est juive, par ses grands-parents : nous sommes en 1944, et les Allemands viennent d’envahir la Hongrie. Issue d’une famille convertie au catholicisme, Sári est à l’abri, mais par solidarité avec leur entourage menacé, ses grands-parents décident de se lancer dans la fabrication de faux-papiers: elle-même est en charge de « vieillir » les documents contrefaits, et sauvera ainsi 23 personnes. « Je les frottais contre du fromage pour leur donner un air usé », se souvient-elle en souriant, paisiblement assise dans son fauteuil. Et malgré tout, Sári ne sait que peu de choses sur sa famille. « Il faut demander à mon fils, lui a fait des recherches sur notre généalogie. Moi, ça ne m’intéresse pas, je déteste la religion. »

Sári Gerlóczy avait 13 ans lorsqu’elle a appris qu’elle était juive, en pleine occupation allemande. Pour autant, elle n’a jamais ressenti le besoin de partir à la recherche de ses ancêtres. © Magyarpart

Y compris chez les plus jeunes générations, et même dans les familles engagées dans la diffusion de la mémoire juive, les tabous persistent. Une fois sortie des Archives juives, Ágnes s’assoit sur un banc devant la synagogue Dohány, pour une dernière confidence : un de ses fils dissimule ses origines à ses petits-enfants. C’est l’historienne elle-même qui en a parlé en douce à l’aîné de 12 ans – en lui disant de ne pas le répéter. Malgré l’oeuvre de sa vie, elle comprend que son fils soit réticent : « Il est fréquent que les enfants  juifs se fassent harceler et agresser à l’école. C’est d’ailleurs arrivé aux miens lorsqu’ils étaient jeunes… » Les petits-enfants d’Ágnes devront-ils découvrir leur histoire aux Archives Juives ?

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