Fragments de vie

Puskás Akadémia, le jouet de Viktor Orbán

Construit en face de la maison de Viktor Orbán dans le village de Felcsút, le complexe de la Puskás Akadémia, ouvert aux visites, incarne le népotisme et le désir de puissance du Premier ministre hongrois. Perfusé à l’argent public et richement mécéné par des financements privés, le club a mis 15 ans pour atteindre le podium du championnat. Le projet de formation d’une nouvelle génération de footballeurs d’élite s’est heurté aux limites du football hongrois. Qu’importe. Pour Orbán, l’essentiel est de gagner.

À mesure que la petite route sinueuse rejoint la départementale qui traverse le village de Felcsút, les tuiles du toit de la Pancho Aréna, le stade du club de la Puskás Akadémia, se distinguent à l’œil nu. « Ici avant, il y avait une forêt », raconte Zoltan en pointant du doigt cette forme ronde qui domine la paisible campagne magyare. Ce hongrois de 32 ans, dont 22 passés dans la région, a eu le temps de voir cette zone rurale située à 45 km à l’Ouest de Budapest se transformer radicalement. « Il y a encore quelques années, la route était en terre battue », insiste-t-il. Felcsút et ses 1500 habitants pourraient n’être qu’une petite bourgade parmi tant d’autres, rénovée chichement à l’aide du programme d’aide au développement des zones rurales, financé par l’Union européenne. Pourtant, ses trottoirs flambants neufs et ses lampadaires derniers cris laissent paraître un indice : la ville est richement dotée.

Pour rejoindre l’entrée du complexe sportif de la Puskás Akadémia, il faut quitter la route principale et prendre la rue Ferenc Puskás, du nom du plus grand footballeur hongrois de l’histoire. Sur le trottoir d’en face trône une maison blanche, ornée d’un gigantesque drapeau hongrois : la maison de campagne du Premier ministre Viktor Orbán. « Orbán est un mordu de foot. Il jouait attaquant dans le club amateur de Felcsút, en 5e division, avant d’entrer en politique », relate Pál Dániel Rényi, journaliste, auteur d’un livre sur le rapport de Viktor Orbán au football (Győzelmi Kényszer, non traduit en français) et coordinateur de Reporters Sans Frontières en Hongrie. « Durant son passage dans l’opposition entre 2002 et 2010, il a mûri l’idée de faire de son ancien club un poids lourd du football hongrois. Il a lancé le projet en 2007, mais l’a véritablement concrétisé à son retour au pouvoir en 2010, en construisant le stade en face de sa maison. »

En face de la Pancho Aréna se trouve la maison de campagne de Viktor Orbán. © Magyarpart

Orbán et son ami d’enfance Lőrinc Mészáros fondent le club de la Puskás Akadémia sur le terrain de l’ancien Felcsút FC. Ancien chauffagiste, il est devenu en quelques années l’homme le plus riche du pays. Il doit sa fortune à sa proximité avec le Premier ministre et à son étonnante capacité à obtenir des contrats de la part de l’Etat hongrois pour ses entreprises. Les deux compères se répartissent les rôles : Mészáros est à la tête du club, Orbán en est le président d’honneur. Un organigramme qui conforte la réputation d’homme de paille du meilleur ami de l’homme fort de Hongrie. Les statuts sont déposés en avril 2007.

Les deux hommes décident d’associer à leur club le nom de Ferenc Puskás, véritable légende du football hongrois. Ils baptisent aussi le stade « Pancho Aréna », en référence au surnom donné par les supporters du Real Madrid quand Puskás menait le front de l’attaque madrilène. Un projet qui rappelle celui mené par le dictateur roumain Nicolae Ceausescu dans les années 1970 avec le FC Olt Scornicești, le club de son village, propulsé au sommet du football roumain grâce au soutien du chef de l’Etat.

Népotisme et Grande Hongrie

« L’essor de la Puskás Akadémia s’accompagne d’une politique globale de soutien au sport, et en particulier de soutien au football » précise Zsolt Havran, professeur d’économie du sport à l’université Corvinus de Budapest. «Le gouvernement a créé une niche fiscale, qui permet aux entreprises de reverser 70% de l’impôt sur les sociétés à des associations sportives sous la forme d’un don.» Des capitaux qui ont permis de faire germer des infrastructures sportives à travers tout le pays. Dénommé TAO, ce système bénéficie avant tout au football, et en particulier à la Puskás Akadémia. Selon Miklós Merenyi, membre de l’ONG de lutte anticorruption K-Monitor, « Le club d’Orbán a bénéficié de près de 10% du total du TAO depuis sa mise en place en 2011, soit près de 96 millions d’euros. En plus de ce financement, Il faut ajouter 182 millions de sponsoring de la part de sociétés désireuses de signer des contrats de sous-traitance avec les entreprises de Lőrinc Mészáros. Ce système illustre parfaitement le népotisme qui règne dans le pays. » 

Fort de cet argent magique, quatre bâtiments administratifs, une salle de conférence, 11 terrains d’entraînement, une école destinée aux élèves du centre de formation et un stade de 3500 places sortent de terre en quelques années. La Pancho Aréna, dessinée par l’architecte hongrois Imre Makovecz, figure majeure de l’architecture organique, a coûté près de 10 millions d’euros. Le complexe, inauguré en 2012, est un véritable musée consacré à la gloire du Major galopant. Les spectateurs sont accueillis par une statue en pied de l’idole, érigée entre les places de parking réservées à Mészáros et Orbán. Les travées du stade regorgent de maillots du joueur et de unes de journaux narrant ses exploits et ceux du 11 d’Or hongrois, finaliste de la Coupe du Monde 1954. Dans une vitrine, au milieu des coupes et des médailles remportées par la légende trône une plaque de rue de Madrid à son nom, la Calle Ferenc Puskás.

Achevé en 2012, le stade est un pur produit de l’architecture organique hongroise. © Magyarpart

Ouvert aux visiteurs sur réservation, le stade accueille plusieurs centaines de touristes par an. Miklós, retraité de 68 ans originaire de Nagykanizsa, dans le Sud-Ouest du pays, s’émerveille devant les voûtes en bois qui abritent les tribunes du stade : « Cette enceinte fait honneur à l’architecture hongroise, c’est le plus beau stade de Hongrie ! » Mais pour ce supporter de Ferencváros, « C’est étrange de voir le nom de Puskás associé à ce club. Puskás, c’est le Budapest Honvéd (un club mythique de la capitale, NDLR). Il n’a jamais joué à Felcsút ni même jamais mis les pieds ici. » Une récupération de la figure du héros national, négocié avec sa veuve quelques semaines après la mort du footballeur qu’il regrette : « C’est dommage de déformer l’histoire, mais c’est souvent comme ça avec Orbán, le football n’y échappe pas. »

La Puskás Akadémia a noué des partenariats avec tous les clubs de la minorité hongroise des pays limitrophes : le DAK FC Dunajská Streda et le KFC Komárno en Slovaquie, l’ACS Sepsi en Roumanie, le ND Lendava en Slovénie, le Bačka Topola en Serbie, ou encore le NK Osijek en Croatie, propriété de Lőrinc Mészáros jusqu’en 2020. « Avec ces partenariats, Orbán tente de ressusciter la Grande Hongrie par le football » ironise Pál Dániel Rényi.

Désignant l’apogée territoriale du pays entre 1867 et 1914, la Grande Hongrie est le rêve des nationalistes magyars.

La Puskás Akadémia est partenaire de tous les clubs de la minorité hongroise des pays frontaliers. ⓒ https://www.pfla.hu/

«Orbán joue à Football Manager dans la vraie vie»

Une fois le nom de Puskás rattaché au club de Felcsút, le club a axé son développement sur la formation de jeunes pousses dans l’espoir de dénicher et former des pépites magyares. Depuis son bureau situé au dernier étage des locaux du quotidien sportif Nemzeti Sport, György Szöllősi, rédacteur en chef et ancien directeur de la communication du club plastronne : « la Puskás Akadémia est le symbole du renouveau du football hongrois, avec des nouveaux stades, des infrastructures de pointe et des joueurs compétitifs. » En plus d’une école regroupant un collège et un lycée, un château a été aménagé en internat pour accueillir les 170 pensionnaires du centre de formation, âgés de 13 à 18 ans. De nouvelles installations ont germé au fil des ans sur le complexe : des terrains synthétiques pour pouvoir s’entraîner l’hiver, un centre médical de remise en forme et même un sauna. Des investissements massifs en termes d’infrastructures et de formation, pour un résultat plus que médiocre. «La politique de formation de la Puskás Akadémia est un échec», pointe Pál Dániel Rényi. « Seul Roland Sallai, formé au club, joue aujourd’hui dans un championnat du top 5 européen, à Fribourg en Allemagne. » Comme un symbole, le joueur le plus célèbre ayant fait ses classes à l’Akadémia Puskás s’appelle Orbán. Gáspár, le fils du Premier ministre, a été formé à l’académie. Cinq matchs professionnels (pour 0 buts marqués) plus tard, il a raccroché les crampons à 22 ans pour monter une secte chrétienne charismatique avant de rejoindre l’armée hongroise.

Un maillot du Real Madrid porté par Ferenc Puskás.

« Le club, à l’image du reste du football hongrois, est incapable de former des joueurs de niveau international », estime Pál Dániel Rényi. Les leaders de la sélection nationale, Dominik Szoboszlai et le gardien Péter Gulácsi ont été formés à l’étranger avant de rejoindre le RB Leipzig, en Allemagne. György Szöllősi s’en tient quant à lui à la ligne officielle : « Le projet de la Puskás Akadémia est de former de jeunes hongrois, pour gagner des titres et alimenter l’équipe nationale. »

Mais après une promotion rapide en première division et quelques saisons dans le ventre mou du championnat, le club s’est orienté vers une politique de transfert classique, en attirant des joueurs étrangers à Felcsút en échange d’un salaire confortable.

Selon Pál Dániel Rényi, « Orbán joue à Football Manager dans la vraie vie. Et dans le foot comme en politique, il déteste perdre, alors il change son fusil d’épaule. »

Un tournant stratégique dans la politique du club, qui a permis à l’équipe de réaliser de bonnes performances en OTP Bank Liga et ainsi accrocher le podium trois saisons d’affilée. Des résultats qui ont permis à la Puskás Akadémia de disputer les tours préliminaires de la Ligue Europa, la petite sœur de la Ligue des Champions.

Un club sans ferveur

À la fin de la visite, lorsqu’on demande à Miklós s’il connaît dans son entourage un supporter de la Puskás Akadémia, il répond en rigolant « Viktor Orbán ! ».Car malgré les bonnes performances sportives de l’équipe, les travées de la Pancho Aréna sonnent désespérément creux. En moyenne, seulement 500 spectateurs assistent aux rencontres, alors que le stade peut contenir jusqu’à 3500 supporters assis. À l’image de la Puskás Akadémia, le football hongrois ne dégage pas de recettes de billetterie, et dépend presque entièrement des financements directs et indirects de l’Etat. La télévision publique possède les droits de diffusion des matchs d’OTP Bank Liga, la loterie nationale sponsorise le championnat et le TAO représentent la principale source de financement des clubs professionnels. « Le soutien excessif apporté au football hongrois aujourd’hui est contre-productif », juge Zsolt Havran. Pour l’économiste, « Orbán fait courir le risque de voir tout le secteur s’effondrer s’il était amené à quitter le pouvoir. Mais sa passion pour le football, et sa volonté de puissance l’emportent sur ce risque. »

La place de parking réservée à Viktor Orbán. © Magyarpart

Hasard du calendrier, la Puskás Akadémia accueillait le Budapest Honvéd, le club historique de Ferenc Puskás, pour le compte de la dernière journée du championnat. Dans une ambiance morne, et devant à peine 500 spectateurs, le club d’Orbán s’est incliné 1-2. Pas d’ultras, pas de chants, encore moins de fumigènes : un match comme les autres à Felcsút. Une défaite qui permet aux budapestois de se maintenir de justesse dans l’élite mais qui n’empêche pas la Puskás Akadémia de finir à la troisième place du championnat, qualificative pour la Ligue Europa Conférence (C4).

Après 15 ans d’investissement, le club n’a jamais remporté la coupe de Hongrie, ni le championnat. Au fond, peu importe pour Orbán. Il a déjà réalisé son rêve de gosse : avoir un stade en face de sa maison.