Cadeaux, crédits et allocations : en Hongrie, la fructueuse fabrique des bébés
Par sa politique nataliste, le Premier ministre Viktor Orbán gâte les classes supérieures afin de les inciter à faire plus d’enfants. Les avantages fiscaux poussent les familles à s’endetter, au risque de transformer cet engagement en épée de Damoclès.
À califourchon sur sa mini moto bleu électrique, Liza déborde d’énergie. Pas besoin de moteur, la fillette de deux ans aux couettes blondes dévale les allées à toute vitesse, à la seule force de ses jambes potelées. Sa mère Cintia ne la quitte pas du regard. Ce matin de mai, le soleil inonde le parc Semsey Aladár, au grand bonheur des flâneurs. Dans ce quartier situé au nord de Budapest, pas un bambin ne se balade sans son tricycle. Au-dessus des roues arrière, un autocollant affiche : « La Hongrie, pays des familles ». Offert en 2019 par l’État aux participants à l’un de ses défilés en faveur des mobilités douces, ce bolide est devenu l’objet de toutes les convoitises enfantines. Les bébés motards circulent dans la ville, et avec eux, la propagande gouvernementale.
Enceinte de huit mois, Cintia, 30 ans, s’apprête à donner la vie pour la troisième fois. Ce qu’elle considère comme « l’aboutissement d’un rêve » est aussi une bonne nouvelle pour le Premier ministre Viktor Orbán. Lui-même père de cinq enfants, il défend une politique nataliste depuis son arrivée au pouvoir en 2010. A ce moment-là, la Hongrie comptait le taux fécondité le plus bas d’Europe avec 1,25 enfant par femme. Selon Eurostat, ce taux s’élève à 1,59 en 2020, contre 1,84 pour la France, championne du continent. Pour les jeunes parents, les mesures de soutien abondent sous forme de prestations sociales et de prêts à taux préférentiels, entre autres avantages. À l’accouchement, Cintia et son mari Zoltán recevront 64 125 forints, la monnaie hongroise, soit l’équivalent de 166 euros. À cette allocation de naissance s’ajoute un versement de 49 euros mensuels jusqu’aux 18 ans de leur progéniture, ou 23 ans en cas de poursuite des études. En Hongrie, le salaire minimum vaut 541 euros brut, contre 1 603 euros en France.
Agrandir la tribu exige une automobile plus spacieuse, dotée de sept sièges. Avec la naissance de ce troisième bébé, le couple devient éligible à un remboursement d’un quart du prix de son véhicule. « Grâce à cette aide, nous pouvons nous permettre d’acheter une voiture neuve plutôt qu’une d’occasion, raconte Cintia en tendant un biscuit chocolaté à sa petite pour le goûter. Nous gagnons en confort et en sécurité. » En outre, ils seront désormais exemptés du paiement des repas à l’école maternelle, ce qui représente 129 euros par an. Comme dans l’Hexagone, l’instruction obligatoire débute dès l’âge de trois ans au pays des Magyars, tandis que le Royaume-Uni fixe ce seuil à cinq ans, ou encore six ans pour l’Allemagne et l’Espagne.
Famille et nation
Depuis l’arrivée de sa première-née Panna en 2018, Petra ne travaille plus. « Enfin, être maman, c’est déjà un boulot à plein temps », ajoute-t-elle en souriant. Chaque jour, elle se réveille avec le gazouillis des oiseaux à Pécel, une banlieue pavillonnaire de 13 000 habitants à l’est de la capitale, où l’herbe fraîchement coupée embaume l’air. « J’apprécie la vie à la maison, car je me sens libre, affirme cette comptable dans une firme multinationale américaine. De nombreuses critiques circulent sur le gouvernement, mais son soutien à la famille est remarquable. » La Hongroise fait référence à la possibilité pour l’un des parents de rester chez lui pendant deux ans, en conservant 70 % de son salaire sur six mois (100 % à compter de juillet), puis une allocation fixe de 544 euros. Au cours de la troisième année, le montant passe à 64 euros, « c’est pourquoi les mères préfèrent soit retourner travailler, soit accueillir un nouvel enfant. »
Avant de mettre sa carrière de côté, Petra gagnait 840 euros par mois, moitié moins que son mari Péter, architecte. Alors c’est elle qui s’occupe de leurs deux filles, s’attelle aux tâches ménagères et prépare les repas. Le dévouement de Petra implique de sacrifier sa passion, la musique. « Sans regrets », assure celle qui a joué huit ans au conservatoire du piano, du saxophone et de la batterie. Quand ses filles dorment, elle s’autorise quelques notes discrètes à la guitare sur la chanson Shallow de Lady Gaga.
Si sa cadette Rózi parvient à décrocher l’une des rares places en crèche publique d’ici septembre, Petra reprendra son boulot. Elle ne sait pas encore quelles missions lui seront confiées, mais la perspective d’interagir à nouveau avec des adultes au quotidien la rend plus « humaine ». Cintia nuance : « Peu d’entreprises acceptent les emplois à mi-temps pour les mamans, ainsi que leurs absences répétées lorsque leur nourrisson tombe malade. » Malgré les « efforts » de l’État, toutes les femmes ne parviennent pas à renouer avec leur carrière.
Dans son jardin, le couple invite souvent ses voisins, autour d’un barbecue ou d’une limonade. L’occasion de parler politique. Lors des élections législatives d’avril, Petra a voté pour le Fidesz, la formation conservatrice et de droite populiste reconduite avec 54 % des voix : « Je suis heureuse qu’il s’engage pour les valeurs auxquelles je crois : la famille et la nation. Je suis pro-life. Je ne prétends pas que l’avortement devrait être interdit, mais l’accent devrait être mis sur la prévention afin d’éviter beaucoup d’IVG. » Le parti de Viktor Orbán garantit « la libre expression » de ses opinions :
Je ne soutiens pas les unions de même sexe, même si je n’ai pas de problème individuellement avec les personnes homosexuelles. Pour moi, en tant que chrétienne, le mariage doit être sacré, entre un homme et une femme.
26 000 euros pour trois enfants
Le regard porté par Petra sur la société rejoint celui prôné par le gouvernement. Lors de son discours d’ouverture du sommet de la démographie organisé à Budapest en septembre 2021, Viktor Orbán assure aux 500 participants que « la seule solution au déclin de la population » ne doit pas s’appuyer sur l’immigration, car elle pose un « problème d’identité ». Épaulé par Katalin Novák, l’ex-ministre chargée de la Famille et présidente de la République depuis le 10 mai, le Premier ministre explique qu’élever des enfants doit apporter des avantages financiers et faciliter l’accès à la propriété.
C’est grâce à cette assistance que Gÿongyi, 37 ans, a signé pour une résidence à Vereb, un village de 2 000 habitants à 50 kilomètres au sud de Budapest, considéré comme une zone rurale désertée à repeupler. Décidée à « changer d’air », elle a dépensé près de 38 000 euros pour une vieille bâtisse à rénover. Après une montagne de paperasse et de factures à transmettre, l’État lui en rembourse un tiers, et lui prête un autre tiers pour les travaux. Gÿongyi et son mari Csaba prévoient de renouveler les câbles électriques, l’alimentation en eau et en chauffage, toutes les fenêtres ainsi que la porte d’entrée. Le bourg n’est pas choisi au hasard, car l’assistante en ressources humaines y possède déjà un terrain de 3 200 mètres carrés où elle cultive son vin rouge. Vivre à la campagne permet à son fils Richárd, 10 ans, souffrant de problèmes neurologiques, de se déplacer seul jusqu’à l’école. Il gagne l’autonomie dont il était privé en ville.
Autre mesure dont Gÿongyi a bénéficié : le babaváró. Ce crédit de près de 26 000 euros est accordé aux femmes de moins de 41 ans et financé par l’État sur promesse d’accueillir un nourrisson supplémentaire dans les cinq ans. Pour deux enfants, seuls 70 % du montant doivent être rendus, et avec trois… Rien du tout. Or, cet engagement peut péricliter si le couple divorce, s’il déménage à l’étranger ou si, pour des raisons médicales, le fœtus n’arrive pas à terme, auquel cas la transaction devient une créance classique à rembourser intégralement. D’autant que le bébé existe juridiquement à partir du troisième mois de grossesse, autorisant ainsi les parents à percevoir les aides avant la naissance. Au bout de 20 semaines d’aménorrhée, Gÿongyi a perdu son enfant à cause d’un problème de cœur. La maman endeuillée a dû fournir le certificat de décès et d’autres justificatifs à la NAV, l’autorité fiscale hongroise. « Tant qu’un professionnel médical atteste que nous avons tout fait pour avoir ce petit, mais que sa non-venue au monde n’a pas dépendu de nous, l’État ne rétropédale pas, justifie-t-elle. Je salue la souplesse du système dans ce drame déjà si difficile à encaisser. »
Épée de Damoclès
Florian, 33 ans, a lui été écarté du babaváró avec sa femme Bernadette en raison d’un vice de procédure. Ils s’étaient pourtant dit oui en petit comité à la mairie exprès pour simplifier les démarches et parce qu’avoir « un enfant en Hongrie hors mariage relève du parcours du combattant. » Ce grain de sable dans leurs projets les a contraints à renoncer à leurs vacances et à vendre leur voiture. Depuis, ils se débrouillent à vélo à Veszprém, à l’ouest du pays. Le Français prétend avoir observé le « côté pervers » de ces aides qui pèsent comme une épée de Damoclès sur la tête de deux couples d’amis. L’un s’est uni dans le seul but de devenir éligible à un prêt de 142 000 euros : « Ils se sont engagés très jeunes à avoir trois enfants, basant leur choix sur des critères financiers. Si un jour leur mariage bat de l’aile, devront-ils perdre tous leurs investissements ou rester ensemble même si ça ne va plus entre eux ? » L’autre réside près du lac Balaton, « elle est en burn-out après avoir sacrifié sa carrière, lui travaille six jours sur sept et oublie d’être père, ils ne s’adressent plus la parole et se sentent piégés. » Florian estime que cette politique pousse les classes moyennes « à se constituer un patrimoine, au risque de prendre des mauvaises décisions. »
Pour Bálint, 47 ans, le soutien de Viktor Orbán aux familles hongroises s’apparente à « une illusion, un mensonge visant à asseoir sa dictature » : « S’il voulait vraiment aider la population, le gouvernement investirait dans la santé et l’éducation, plutôt que de distribuer des billets à des gens qui n’en ont pas besoin. » Cet ingénieur chimiste trouve « choquant » d’avoir attendu une heure devant l’hôpital du 11ème arrondissement de Budapest, avant de se voir finalement refuser une consultation pour sa fille Lili, 5 ans, atteinte d’une otite. Dans l’urgence, il a pris rendez-vous dans une clinique privée pour une trentaine d’euros. Une dépense que « la plupart des Hongrois ne peuvent pas se permettre », précise Bálint.
Bourgeoisie nationale
Sans cette stratégie nataliste, « 120 000 enfants de moins seraient nés sur dix ans », argumente Viktor Orbán. Le chef du Fidesz entend aussi « défendre le modèle familial traditionnel, contre le lobby LGBTQ et la propagande du genre. » La constitution spécifie que « la Hongrie protège l’institution du mariage », qui est la « base de la relation familiale » autant que « la mère est une femme, le père est un homme».
« En Hongrie plus qu’ailleurs, les femmes qui travaillent ont peu d’enfants, et celles qui en ont sortent du marché de l’emploi, contextualise Alexandra Kowalski, sociologue historique à l’université d’Europe centrale. Le gouvernement tente de résoudre ce conflit structurel par des moyens culturels et idéologiques. » Viktor Orbán entreprend ainsi « une grande entreprise de renforcement des classes moyennes et supérieures. » Éduquée, blanche, urbaine, sensible aux valeurs chrétiennes et en capacité de s’endetter, la « bourgeoisie nationale » constitue une base de soutien loyale pour le Fidesz. D’après la spécialiste, cette politique nataliste « s’inscrit dans la volonté d’Orbán de reconstruire la nation par ses propres forces et de résister à la théorie du grand remplacement de l’Europe blanche par les métèques venus du Moyen-Orient, du Pakistan, etc. » Elle trouve d’autant plus d’écho que l’État monopolise les médias nationaux et contrôle l’information, surtout dans les communes rurales.
Alexandra Kowalski juge ces mesures « sexistes », puisqu’elles visent « soit à libérer la mère pour se consacrer à sa famille, soit à lui permettre de travailler tout en gérant une famille aussi nombreuse que possible. Le père, de toute façon, rapporte l’argent. » L’autrice de l’ouvrage « Le régime de genre de la Hongrie antilibérale » Éva Fodor souligne cependant qu’il « ne faut pas oublier que de nombreux citoyens se satisfont de cette politique familiale » : « La Hongrie n’étant pas un pays libéral, elle n’adhère pas au progressisme européen et tolère peu la diversité religieuse, ethnique ou sexuelle. Ce que les gens retiennent, c’est que ces mesures rendent leur vie plus simple. »
Enfant-roi
Pour s’en rendre compte, il suffit d’arpenter le parc Városliget, au nord-est de la capitale, où les pleurs pour un bobo se mêlent aux éclats de rire. Ici, les bambins sont rois, et ils ne savent plus où donner de la tête parmi les toboggans, trampolines, tourniquets, balançoires, araignées, tyroliennes et parcours en lianes dernier cri. À l’ombre des platanes, leurs parents se reposent, rassurés par le grillage sécurisé entourant l’aire de jeux. Guillaume, 51 ans, Français expatrié à Budapest depuis 1994, salue la construction de ce « paradis des mômes ». L’entrepreneur dans la santé réfléchit aux conséquences de cette politique nataliste sur les mentalités : « En Hongrie, les parents sont collés à leurs enfants,
ils ne les lâchent pas d’une semelle. Les mamans leur répètent à longueur de journée qu’ils sont intelligents, habiles, elles anticipent leurs moindres désirs. Au point que certains deviennent insupportables. »
Dès que Guillaume emprunte les transports en commun avec dans ses bras sa petite Marie-Charlotte, 5 ans, une place assise se libère aussitôt. « Ça n’arriverait pas en France. Ici, les enfants sont sacralisés parce qu’ils incarnent le destin de la nation. Qu’on aime ou pas Orbán, il nous aide énormément, nous, parents. »