Pour les sans-abri de Budapest : « Il n’y a pas d’endroit sûr où dormir »
Dans la capitale hongroise, les sans-abri craignent que la police les arrête depuis qu’une loi de 2018 leur interdit de dormir dans la rue. Les associations qui tentent de les aider manquent de moyens et sont parfois harcelées par le pouvoir en place.
Sur les marches grises menant à la station de métro Blaha Lujza Tér, les talons claquent sur le sol. La ligne 2 gronde annonçant un départ imminent. Zoltán, sans-abri de 56 ans, regarde les passants. Tous défilent sans un regard pour l’homme habillé d’un pull bleu marine et kaki. Pourtant, depuis qu’il n’a plus de domicile fixe, ce souterrain, c’est chez lui. La devanture du métro aux couleurs blanches sur fond bleu est son adresse. Et le sol, divisé en carrés grisâtres, son lit. Mais depuis 2018, dormir ici pourrait le mener en prison.
Le gouvernement conservateur de Viktor Orbán a modifié la constitution cette année-là. Un «délit de vagabondage» y a été ajouté. Concrètement, toute personne qui s’assoupit dans la rue est sommée d’aller dormir dans un refuge. Au bout de trois avertissements, les sans-abri peuvent être condamnés à une amende, des travaux d’intérêt général, voire à une peine de prison.
Les cellules de Budapest, Zoltán y a déjà été emmené à trois reprises. « Des policiers sont venus me voir et m’ont dit d’aller dormir dans un refuge. J’ai refusé et ils m’ont arrêté », détaille l’homme, gobelet de café rempli de quelques forints, la monnaie locale, à la main. À chaque fois, il a passé la nuit au poste avant d’être libéré le lendemain. Paquet de cigarettes dans la poche de sa veste, il affirme qu’il « n’y a pas d’endroit sûr pour dormir à Budapest, car les policiers cherchent les sans-abri ».
Et encore, à Budapest, ce n’est pas le pire selon le quinquagénaire. À côté du lac Balaton, à une centaine de kilomètres au sud-ouest de Budapest, la loi est appliquée plus strictement selon le sans-logi aux traits tirés par ses six années passées dans la rue. « Ils sont plus durs », déplore Zoltán, visage fermé.
Péter, sans-abri de 37 ans, affirme lui n’avoir jamais eu aucun problème avec la police. Assis en tailleur sur une couverture kaki devant la gare de Nyugati, à deux pas du Danube, il estime qu’il n’y a « pas beaucoup de policiers qui appliquent la loi ». L’ancien garde du corps explique que la seule fois où il a eu des problèmes avec les forces de l’ordre, « c’était car d’autres sans-abri étaient agressifs envers les policiers ».
Le secret de sa tranquillité ? Elle résiderait dans « le respect qu’il montre aux zsaruk », comme on désigne familièrement les policiers. La vérité semble bien plus simple. Péter, casquette vissée sur la tête, est dans la rue depuis une dizaine d’années. Les forces de l’ordre le « connaissent bien » et vont donc moins troubler son sommeil. Une loi appliquée à la « tête du client », mais qui pèse sur la quiétude des sans-abri et, surtout, complique le travail de ceux qui les aident.
Beaucoup se cachent car ils sont harcelés par la police
Julianna Fedorkó de l’association Menhely venant en aide aux sans-abri
Dans le deux pièces servant de local à l’association Menhely, les travailleurs sociaux s’affairent. Gabor Lindeborg, 48 ans, récupère les clés de la Dacia de l’association. L’homme aux cheveux grisonnants, s’installe derrière le volant, sa collègue Julianna Fedorkó à ses côtés. Direction une boulangerie du huitième arrondissement pour aller chercher des dons de nourriture. Il « est parfois difficile de garder le contact avec les sans-abri », juge Gabor, un oeil sur la route, l’autre dans le rétroviseur.
« Beaucoup se cachent car ils sont harcelés par la police et par les agents municipaux », poursuit Julianna Fedorkó. Résultat, même si il n’est pas rare de croiser des sans-logis dans les rues de Budapest, ils sont beaucoup moins nombreux qu’il y a quelques années selon l’association. Les travailleurs sociaux se rendent donc en périphérie de la capitale pour aller à leur rencontre. « On va dans la forêt qui entoure Budapest ou dans les zones industrielles », détaille Julianna Fedorkó.
La voiture de l’association ne sortira pas de Budapest ce soir et marque un arrêt au métro Rákóczi tér. Gabor et Julianna descendent pour prendre des nouvelles d’un couple de sans-abri et leur donner quelques tranches de pain de mie. Depuis sept mois, les amants dorment ici avec trois oreillers et une couverture beige. Pour eux, pas question de se rendre dans les refuges. Le manque d’intimité, l’hygiène qui laisse parfois à désirer et les conflits entre SDF refroidissent beaucoup de sans-abri. Gabor les comprend. Pour lui, les conditions de vie dans les refuges sont tout simplement « horribles ».
Certains choisissent tout de même d’y dormir. Dans le huitième arrondissement, le bâtiment rose du refuge géré par l’association Oltalom Karitativ Egyesület (Association caritative Oltalom) est immanquable. Tête baissée et cigarette à la main, un sans-abri attend devant la porte métallique couleur bois. Derrière elle, des dizaines d’autres SDF se reposent sur des bancs en pierre et en bois.
Parmi eux se trouve Dániel, dans la rue depuis six mois. Quand il reste dehors, l’homme de 37 ans à la carrure de rugbyman affirme être « plus stressé ». Grattant son crâne chauve, l’homme préfère donc passer la nuit dans le refuge car « la police ne viendra pas » et qu’il s’y sent « plus confiant ».
Manque de moyens
Le pouvoir hongrois arrive donc parfois à ses fins mais vivre dans un refuge est loin d’être le paradis. Senan Grandi, membre de l’association, pousse une porte en bois aux couleurs marrons menant à un escalier. En bas, plusieurs dizaines de lits sont entassés. Des matelas épais comme une feuille de papier sont posés à l’horizontale sur chaque lit et des grillages servent de lattes. « On fait avec ce qu’on a », justifie le jeune homme de 19 ans en déambulant dans le sous-sol. En effet, les associations comme Oltalom ne reçoivent aucune aide financière de l’État pour prendre en charge les sans-abri.
Malgré tout, l’association s’efforce de proposer le minimum à ceux qui n’ont plus d’adresse. Plus loin dans l’allée, une trentaine de sans-abri attendent en file indienne devant un guichet pour obtenir un repas. De l’autre côté se trouvent Klára et Mária qui distribuent des déjeuners à la chaîne. Au menu : du székelykáposzta (un plat de choucroute) avec un zsemle (petit pain). Un repas typique mais surtout peu cher. « Ce sont toujours des plats basiques mais riches en calories car pour certains, c’est leur seul repas de la journée », commente Klára, dans la cuisine de l’association.
Notre budget a été amputé de 40%
Gábor Iványi, directeur de l’association Oltalom
Un toit, un repas mais aussi une aide administrative. En face de la cuisine, Péter, sans-abri de 62 ans, rentre dans le bureau des travailleurs de rue. L’homme à la santé fragile doit se tenir à une chaise pour rester debout. En face de lui, Anna Vida, travailleuse sociale de 27 ans, tapote sur son ordinateur. «Il a besoin d’un papier qui dit qu’il dort ici pour obtenir une aide de l’État», explique la jeune femme, pull floqué Oltalom sur le dos. « Il a des problèmes de tension et de cœur et il a besoin de ce document pour obtenir une aide de 7000 forints (18 euros) ». Cet argent suffira à payer une partie de ces médicaments mais pas la totalité.
Vengeance personnelle
De l’argent, l’association Oltalom en a aussi bien besoin. Selon son fondateur, Gábor Iványi, l’institution est même en sévère difficulté financière, notamment à cause du gouvernement. Assis dans le canapé marron de son bureau, l’homme en chemise blanche et à la barbe blanchâtre indique que l’État a retiré en 2011 le statut d’institution religieuse à la Fraternité évangélique hongroise (FAT). Cet organisme gère l’association caritative Oltalom et la perte de ce statut l’a privé de nombreuses subventions publiques. Conséquence : «Notre budget a été amputé de 40%» affirme le sexagénaire.
L’homme qui fait figure d’abbé Pierre en Hongrie explique que l’institution s’est endettée pour continuer d’aider les plus démunis. Mais l’administration nationale des impôts et des douanes (NAV) leur inflige une amende de 246 millions de forints (650 000 euros) pour non-paiement de charges sociales. En septembre dernier, les agents des impôts frappent à nouveau à la porte de la Fraternité pour effectuer un contrôle fiscal.
«Ils ont saisi une trentaine de sacs remplis de documents et des ordinateurs», déplore Gábor Iványi pendant que Tímea Bagdi, directrice adjointe d’Oltalom fait défiler des vidéos du contrôle. L’homme y fait face aux agents de l’État en tenue orange, devant les portes de l’association.
Des procédures vécues comme un acharnement par Gábor Iványi. Bras croisés et regard droit, il estime que c’est en partie «une vengeance personnelle» de Viktor Orbán. Les deux hommes ont siégé ensemble au Parlement dans les années 90. Le pasteur à même baptisé plusieurs des enfants de l’actuel Premier ministre. Leur relation s’est tendue par la suite. Le refus d’accorder son soutien politique à Viktor Orbán pendant son premier mandat ne semble pas y être pour rien. «Il s’est éloigné des valeurs qui nous ont rapprochés à l’époque», clarifie Gabor Ivanyi en se redressant légèrement.
Le pasteur hongrois affirme aussi que le traitement infligé à son association est emblématique de la politique menée par le dirigeant conservateur. «Il souhaite rendre toutes les associations dépendantes du gouvernement», s’agace-t-il. Le directeur d’Oltalom espère qu’un jour la situation s’améliorera pour les sans-abri en Hongrie. Mais selon lui, il n’y a qu’une seule solution : le départ de Viktor Orbán.
Contacté, le gouvernement hongrois n’a pas donné suite à nos demandes d’interview au moment de la parution de cet article.