Résistance

Klubrádió, une radio sans fréquence

La radio indépendante Klubrádió, libre et critique à l’égard du pouvoir de Viktor Orbán, Premier ministre hongrois, a perdu sa fréquence le 14 février 2021. Depuis, c’est sur internet et grâce à la solidarité de ses auditeurs que l’activité continue de battre son plein dans les studios.

En entrant au 45 rue Benczúr, à Budapest, nous pénétrons dans l’antre de l’une des voix critiques du gouvernement les plus importantes de Hongrie : les studios de Klubrádió, première radio indépendante du pays, fondée en 1990 et reprise par András Arató en 2001. Le président fondateur de la station, cheveux bouclés grisonnants, raconte : « J’avais le sentiment qu’aucune radio ne me permettait à moi, citoyen de Budapest, de recevoir une information fiable ». Il décide alors de racheter 51 % des parts d’une radio trafic pour la transformer progressivement en radio d’information, « en trois ou quatre mois la transition était faite », ajoute-t-il, installé dans un des fauteuils de son grand bureau sobrement décoré du VIe arrondissement de la capitale hongroise, le quartier des ambassades.

Dans l’entrée trône le logo de Klubrádió, un zèbre, animal réputé indomptable, tout un symbole. Juste en dessous de celui-ci, : « 95.3 », fréquence historique de la station. András Arató est attaché à l’histoire de la radio, en témoignent les vieux postes et transistors exposés fièrement sur les étagères. Pour le reste, les locaux de Klubrádió, hissés au 3e étage d’un immeuble d’entreprises, ont tout d’une radio « classique » : quatre studios dont un grand dans lesquels les différents présentateurs peuvent recevoir plusieurs invités.

Ce jour-là, Mariann Falusi et Györgyi Láng sont aux manettes, deux femmes rock’n roll. Mariann, 65 ans, a les cheveux bleu décolorés, un tee shirt au moins aussi bleu et les lunettes de soleil posées sur le sommet de son crâne. De l’autre côté de la table, Györgyi est elle bien installée dans son fauteuil roulant. Les deux artistes-chanteuses préparent en rigolant la suite de leur émission de culture. András Arató glisse avec fierté : « Gyögyi a eu un AVC il y a quelques semaines, aujourd’hui elle a encore du mal à s’exprimer mais leur duo est indissociable. On ne verrait ça sur aucune autre radio ».

Mais depuis le 14 février 2021, ce n’est plus à la radio que l’on écoute Klubrádió. Après une décision du NMHH, régulateur hongrois des médias monté de toute pièce par le Premier ministre Viktor Orbán, la radio fondée par András Arató a perdu sa fréquence. Décision prise au motif qu’elle n’avait pas respecté les règles administratives qui lui étaient imposées. C’est désormais sur internet que se rassemblent les auditeurs. Le gouvernement de droite conservatrice et populiste de Viktor Orbán a remporté le combat qu’il mène depuis plus de dix ans contre ce média qui revendique 200 000 auditeurs quotidiens.

András Arató a fait de Klubrádió son “bébé”, il y travaillera toute sa vie selon ses collègues. © Magyarpart

Les dons de la survie

Pour tenter de décourager ou de justifier les sanctions prises à l’encontre des médias et des radios indépendantes, Viktor Orbán a tout essayé. Parmi ses leviers : les démarches administratives. « Il y avait beaucoup d’obligations stupides. On devait respecter 80% d’émissions, 20% de musique. 50% de ces musiques devaient être des musiques hongroises âgées de cinq ans maximum. Toutes les semaines, on devait noter minute par minute tout ce qui passait à l’antenne », explique avec le sourire aux lèvres Mihály Hárdy, chef de l’information de Klubrádió. L’homme de 65 ans, assis confortablement dans un des canapés du bureau voisin d’András Arato préfère en rire.

Des sanctions administratives auxquelles s’ajoutent les difficultés financières. Entre deux salutations chaleureuses lancées vers ses collègues qui viennent d’arriver, András Arató précise : « Le marché de la publicité est contrôlé à 50% par des proches du gouvernement de Viktor Orbán ». Il est alors devenu inaccessible pour les médias indépendants, et cela, dès son élection en 2010. Beaucoup d’entreprises craignaient aussi d’être associées au contre-pouvoir que représente Klubrádió. La station a donc dû développer un nouveau système économique, basé sur la solidarité de ses auditeurs.

En 2011, András Arató crée une fondation à laquelle ses auditeurs peuvent faire des dons. « Nous ne voulions pas rendre cette radio payante pour tous, l’information libre doit être accessible à tous », explique Mihály Hárdy avec conviction. Et deux fois par an, la radio organise une opération commerciale. Pendant trois à quatre semaines, des forums, des émissions spéciales ou même un festival de musique sont organisés. La perte de la fréquence a même relancé l’intérêt de ces évènements auprès des auditeurs. En septembre 2020, premier évènement organisé après l’annonce de la perte de sa bande FM, Klubrádió a reçu 124 millions de forints, soit presque 330 000 euros de dons. 30 000 euros de plus que d’habitude, un record. « On ne sait pas qui donne, mais on sait qu’ils ont été plus de 9000 lors de notre dernier évènement », précise Mihály Hárdy avant d’ajouter « c’est touchant », du bout des lèvres.
En Hongrie, chaque citoyen peut aussi reverser 1% de ses taxes sur les revenus à une association.

La radio « survit » donc, mais les salaires sont plus bas chez Klubrádió que dans les médias d’État. « Certains techniciens ont quitté la radio et touchent l’équivalent de 1450€ par mois dans les médias d’État, ici c’était environ 700€ », constate András Arató, soit presque 50€ de moins que le salaire moyen. Les grands évènements permettent à la station de vivre les six mois suivants, mais la pression qui pourrait peser sur les salariés ne semble pas inquiéter Mihály Hárdy. Il raconte avec calme : « Le danger est toujours au-dessus de notre tête, mais nos auditeurs savent exactement ce qu’ils doivent faire pour qu’on puisse continuer de vivre. Ç’a toujours été comme ça, et il n’y a pas de raison que cela s’arrête. » Klubrádió emploie environ 100 personnes de façon permanente ou occasionnelle et elle ne souhaite pas voir ce nombre diminuer, d’autant plus que la publicité a récemment fait son retour.

Sommer Cukrászda, la pâtisserie qui régale Klubrádió

András et Klári Sommer, propriétaires de la pâtisserie Sommer Cukrászda, détonnent. L’un est grand, longiligne, l’autre est plus petite avec des cheveux rouges coiffés en pagaille. L’odeur des pâtisseries embaume l’atmosphère bien au-delà du pas de la porte en bois de la rustique boutique du VIe arrondissement de Budapest, à quelques pas des locaux de Klubrádió. Sommer Cukrászda a été l’une des premières entreprises extérieures à la station qui a fait de la publicité sur Klubrádió. Entre deux zserbó, une pâtisserie hongroise généreuse, András et Klári répondent : « Avons-nous peur de perdre des clients en faisant de la publicité sur Klubrádió ? Non ! » Le couple ne parle ni français, ni anglais, mais le message et l’intention dépasse la barrière de la langue. Pour eux, c’était aussi un moyen de soutenir la station indépendante. « La seule qui partage la vraie information », affirment-t-ils. András Sommer écoute Klubrádió matin, midi et soir. Dans sa pâtisserie et même sur son vélo.

Noémie Petkes, 51 ans, est originaire de Budapest. Elle écoute Klubrádió depuis Lyon, où elle habite maintenant depuis 32 ans. L’employée de Téolys se souvient : « Juste avant Noël, j’ai entendu pour la première fois une publicité sur Klubrádió. C’était cette pâtisserie, la pâtisserie de mon enfance. » Immédiatement, Noémie appelle la pâtisserie pour les remercier véhément et effectuer une commande. « J’attends toujours la facture, je crois que c’est un cadeau », rit-elle. Elle fait partie des donateurs mensuels, environ 20€ par mois. Mais parfois les auditeurs n’offrent pas que de l’argent. Le 3 avril dernier, Viktor Orbán et son parti, le Fidesz, remportaient une quatrième victoire consécutive aux élections législatives. « J’ai fait envoyer des pâtisseries de Sommer Cukrászda à Klubrádió pour leur remonter le moral ».

Comme elle, beaucoup sont passés de la radio traditionnelle au numérique. Une transition qui s’est là encore faite grâce à la solidarité des auditeurs.

La pâtisserie Sommer Cukrászda continue à soutenir la radio en y diffusant des publicités © Magyarpart

« Les amis de Klubrádió »

András Arató l’assume : « Les auditeurs de Klubrádió sont généralement âgés ». Alors dès que la sentence de la perte de leur fréquence est tombée, la station a lancé une vaste campagne d’initiation aux nouvelles technologies. « Ce que j’ai apprécié, c’est que ce soit un jeune qui explique à la radio comment va se passer la transition. Le message passe beaucoup mieux », s’exclame Noémie Petkes. Un groupe Facebook appelé « Les amis de Klubrádió » a également été créé. En quelques semaines, plus de 10 000 personnes y adhéraient déjà. Sur ce groupe était organisée une collecte et une redistribution de matériel numérique pour les personnes âgées non-équipées. « Les plus jeunes aident les grands-pères et les grands-mères qui nous écoutent », explique András Arató en souriant, toujours avec bienveillance.

Désormais, la radio s’écoute sur Youtube, Spotify ou sur les applications mobiles développées. Des plateformes qui garantissent aussi de nouveaux revenus. « Aujourd’hui ils sont minimes mais cela est voué à se développer » espère Mihály Hárdy. Sur internet, Klubrádió espère aussi toucher des générations plus jeunes. Péter Zentaï, journaliste spécialiste de l’actualité internationale sur Klubrádió, traverse rapidement la pièce. Ses gestes, comme une chorégraphie, suivent ses paroles plus véhémentes les unes que les autres. L’homme d’une soixantaine d’années, teint bronzé, explique : « Cela va se faire petit à petit. Depuis toujours, les jeunes entendent le même discours. Il faut être prêt pour entendre un point de vue différent ». Lui a quitté le service public en 2009 parce qu’il « dérangeait » selon ses mots. Perdre cette fréquence n’est pas un coup de massue, mais une motivation supplémentaire pour faire vivre l’information dans les médias hongrois.

Aujourd’hui, Klubrádió est en lice pour obtenir une nouvelle fréquence. « Si on l’obtient, devons-nous retourner à la radio par devoir vis-à-vis de nos auditeurs ou rester sur internet, pour plus de liberté ? », s’interroge András Arató. Pour le moment, il préfère ne pas y penser, le média indépendant continue de se développer sur internet. La bataille remportée par Viktor Orbán ne semble pas prête de tuer Klubrádió.