Résistance

Le parti du chien à deux queues : « bière gratuite, vie éternelle » et pied de nez à Orbán

En tournant en dérision le gouvernement de Viktor Orbán et grâce à ses actions de terrain, le parti satirique veut montrer un autre visage de la politique. Aux élections législatives de 2022, il a réalisé 3,27%. De l’aide aux réfugiés devant la gare de Budapest aux plantations aromatiques, ses militants ressemblent plus à des bénévoles qu’à des activistes au discours bien rodé.

Depuis le mois de février à Budapest, elles semblent faire partie du mobilier urbain sur une immense dalle de béton. Entre un café, un magasin de sport et un supermarché devant la grande gare symétrique de Nyugati, trois grandes tentes jaunes et grises ont été installées pour porter soutien aux réfugiés ukrainiens. Devant, des tables en bois autour desquelles jouent des enfants en attendant que leur mère ne récupère des vêtements. D’autres attendent de la nourriture ou des informations. Cette petite logistique, c’est le parti satirique hongrois du «chien à deux queues» (Mkkp) qui est derrière. Dans la tente principale, des étagères sont alignées sur chaque mètre carré pour stocker des conserves de haricots, de petits-pois, de la farine ou même des draps. « Tu peux me prendre le riz ? », crie un bénévole au gilet jaune à sa collègue à l’autre bout de l’installation. 

Un chien à deux queues ? L’appellation a été trouvée en une nuit se rappelle la vice-présidente Veronika Anna Juhász. « À la base, le nom devait être ‘la poule aux trois pattes’. Heureusement, ils ne s’en sont pas souvenu au réveil parce qu’ils avaient tous fumé ce soir-là », ricane-t-elle. Assise sur un banc avec son tote-bag aux couleurs du drapeau LGBT, la femme tâtonne en regardant le ciel pour émettre deux hypothèses : l’expression hongroise «heureux comme un chien à deux queues» en référence à la queue qui s’agite et donne l’impression de se dédoubler, ou bien la fuite d’un réacteur nucléaire à Paks en 2003 qui avait fait grand bruit en Hongrie et qui a, selon elle, touché des animaux à cette époque.

Au milieu des fourmillements dans la chaleur étouffante de la tente d’aide aux réfugiés, Csaba supervise l’organisation avec une grande décontraction. Jean large, barbe mal taillée, cet adhérent grand et bedonné du Mkkp évolue lentement entre sa chaise et les quelques bénévoles à l’intérieur. En jouant à un jeu de voitures sur son smartphone, ce Hongrois de 42 ans aujourd’hui au chômage s’engage à plein temps, mais refuse comme tous les membres du parti d’être qualifié d’activiste. « Nous sommes des passivistes », rétorque-t-il, avant de s’amuser à décrire l’idéologie du parti : « pro-légalisation, anarchiste et auto-organisateur. » 

Des opérations coup de poing

Architecte à la retraite, Tibor Sáspár arrive devant l’installation du Mkkp avec un gros sac de vêtements fraîchement achetés dans le magasin d’à côté. « J’espère que ça va aider à l’image du pays, car le gouvernement fait honte », lâche l’homme de 66 ans, puis s’emballe dans une diatribe anti-Orbán. Mais pour lui, le parti du chien à deux queues doit davantage être considéré comme une association d’action sur le terrain, à l’image des Resto du cœur en France, qu’un parti qui aspire à prendre le pouvoir. Aux élections législatives du 3 avril, le parti satirique a récolté 3,27% des suffrages exprimés, contre 1,73% il y a quatre ans. Pas assez pour entrer au parlement, ni de quoi effrayer l’hégémonique Viktor Orbán, mais suffisamment pour satisfaire une petite formation qui n’a (presque) pas pu faire campagne dans les médias.

Des bénévoles du Mkkp viennent en aide aux réfugiés devant la gare Nyugati de Budapest. © Magyarpart

Le parti n’a pas réellement besoin de notoriété, ses opérations coup de poing ont marqué les esprits à plusieurs reprises depuis sa création en 2006. Pendant la crise des migrants, d’immenses affiches bleues sont collées sur les routes, aussi grandes que celles du gouvernement pour se moquer de sa politique anti-immigration : « Désolé pour notre premier ministre » ou « Fidesz (le parti au pouvoir, ndlr) : peine de mort, Mkkp : vie éternelle », pouvait-on lire. En plein cagnard au bord du Danube, Benedek Kovács se tient devant les colonnes majestueuses de l’université Corvinus de Budapest où il étudie le management. Il sort son smartphone pour montrer une des vidéos qui l’a le plus fait rire. Pendant les cinq minutes d’antenne accordées pour la campagne des législatives cette année, Imre Tóth, un responsable du parti et humoriste, fait une intervention très remarquée sur la première chaîne publique. « Le moment le plus drôle, c’est lorsqu’il répond à sa femme au téléphone pendant l’émission », s’excite-t-il. Des boutades qui s’enchaînent, toujours avec un sous-entendu politique. Le protagoniste demande à sa compagne si elle a pu voir des dos de poulet au supermarché : une référence à cette partie la moins appétissante de la viande dont le gouvernement a décidé de bloquer les prix pour les plus précaires. La communication est absurde et offre une bouffée d’air frais à ces électeurs insatisfaits de leur personnel politique.

«Ils ne peuvent pas gouverner»

À quelques kilomètres seulement de l’installation humanitaire, un autre événement du Mkkp se tient. Un coup de pioche dans le sac de terreau pour que le travail commence. Par un après-midi orageux de mai, le leader du parti Gergely Kovács, organise un petit rassemblement sur un carrefour du douzième arrondissement de Budapest. Non pas pour mettre en terre un arbre symbolique, mais simplement quelques plantes aromatiques : de la menthe, de la citronnelle, de l’estragon ou du romarin. Juste une activité associative de quartier ? Bien au contraire pour Kovács. « C’est aussi politique. Les gens se sentent mieux quand ils voient ces belles plantes. C’est mieux que de passer son temps à parler de Viktor Orbán », lance-t-il en riant, clope au bec devant une dizaine de volontaires agenouillées avec leur pioche.

Sans jamais plonger sa main dans le terreau, celui qui a commencé dans le graphisme nous confie sa petite idée pour la prochaine interview télévisée du parti : « Il y a un groupe de rock finlandais qui s’appelle aussi le Mkkp, ça serait bien de les faire venir. » Pas de trêve de plaisanterie donc, même en dehors des caméras. Difficile de le comparer au charisme d’un Coluche ou du populiste italien Beppe Grillo à ses débuts, mais l’esprit est familier et le dirigeant est une figure connue dans tout le pays. Gergely Kovács n’aime pas parler sérieusement de politique, y compris pour savoir ce qu’il pense vraiment. L’homme est là pour s’amuser. À chaque question sur son parti ou ses idées, il ironise puis profite du moment de flottement pour déambuler entre toutes les personnes présentes, pas avare de blagues ni de sourires.

Le long de la rue, une dizaine de personnes sont venues rempoter les pots en béton avec des plantes aromatiques. © Magyarpart

À l’aise dans son bermuda beige avec sa casquette noire, Levente Ökrös, 23 ans, n’est pas encarté dans le parti et n’a pas voté pour lui, mais il habite dans le secteur et a souhaité venir pour le plaisir de jardiner. « C’est sympa ce qu’ils font, ils sont drôles, mais ils ne peuvent pas gouverner », nuance cet étudiant en économie en sirotant sa canette de bière. Pour cause, le parti du chien à deux queues ne propose pas de programme politique conventionnel. Seule une liste de propositions humoristiques et absurdes : la bière gratuite, la vie éternelle, deux couchers de soleil par jour ou encore la paix mondiale. 

La «résistance passive» des Hongrois

Le parti n’a de toute manière pas l’intention de se professionnaliser, mais d’agir sur le terrain. Quand le Mkkp ne plante pas de la menthe le long d’un rue, ses militants viennent réparer des abribus ou peignent en différentes couleurs les morceaux brisés du bitume sur les routes vétustes pour montrer que le gouvernement manque à ses devoirs. En tenant dans ses mains le framboisier qu’il s’apprête à planter, Vilmos Ilyés reconnaît une certaine forme d’utilité à l’action du parti. « Le système est très difficile à changer en Hongrie, on se sent impuissant. Les gens ne vont pas manifester comme en France, mais ils sont dans une forme de résistance passive », philosophe l’étudiant en science politique de 20 ans. 

Parmi les électeurs à l’origine des 3,2% du parti aux élections législatives, 25% sont des budapestois selon une enquête d’opinion de l’institut 21 Research Center en mars 2022. Des citoyens au niveau d’étude généralement plus élevé que la moyenne nationale et deux tiers sont âgés de 18 à 39 ans. Étudiante de 22 ans en études américaines à l’université d’Elte, Zsófia Demeter comprend ces résultats, mais s’inquiète : ils marquent pour elle une fracture dans la population : « Les gens dans les grandes villes comprennent les blagues du parti, alors qu’à la campagne, ils pensent qu’on se moque d’eux. »

Des opérations concrètes plutôt que des discours politiques : c’est la recette qui différencie le parti du chien à deux queues des autres formations politiques. « Ils encouragent la résistance basée sur des projets. L’objectif principal est de trouver des questions locales et nationales où le changement peut être fait de manière délibérative », analyse Attila Antal, politologue à l’université Elte de Budapest.

Une association plus qu’un parti

Au milieu d’un petit parc en bord de route de l’arrondissement budapestois où elle est élue conseillère municipale, Veronika Anna Juhász développe les arguments du parti avec théâtralité. Des petits cris d’enfants résonnent quand elle se remémore les plus belles actions du parti, comme l’aide aux sans-abris pendant les confinements, en se prenant la tête entre les mains pour chercher ses mots. « Les partis devraient beaucoup plus se comporter comme des associations. Pour nous, l’avantage d’être un parti c’est que nous pouvons consacrer toute une partie de nos financements des élections à des actions locales concrètes. Cette année, c’était environ 800 000 euros », détaille la vice-présidente du Mkkp. Pour cette élue locale, c’est la meilleure façon d’impliquer les citoyens dans la politique.

Sur un ton plus pédagogue, elle annonce le prochain défi du parti : garder « sa spontanéité et son esprit satirique » dans les années qui viennent, alors qu’il progresse dans les urnes et que des élus locaux font leur entrée dans les grandes villes. À commencer par la tête du parti : Zsuzsanna Döme, la compagne du leader Kovács, est maire-adjointe du neuvième arrondissement de Budapest depuis 2019.