14 à la maison : l’altruisme de la famille Bourachot
À une quarantaine de kilomètres de Budapest, Katia et Jean, un couple de français, ont ouvert les portes de leur pavillon pour accueillir des réfugiés dès le début de la guerre en Ukraine.Depuis trois mois, leur quotidien s’est réorganisé autour de leurs hôtes de passage, malgré la fatigue, le travail et leurs trois enfants.
Si les murs de la maison de Katia et Jean pouvaient parler, on ne pourrait plus les arrêter. Dans toutes les langues, ils raconteraient les histoires de celles et ceux passés chez eux depuis le début de la guerre en Ukraine. Très coloré, empli de bibelots et de vies, le pavillon du couple franco-hongrois a ouvert ses portes pour accueillir les réfugiés du conflit en transfert vers une nouvelle vie en Europe de l’ouest. « Entrez, c’est ouvert », est d’ailleurs la première chose que l’on entend de la bouche de Katia. Depuis février, elle a ouvert sa maison, littéralement, ne fermant jamais ni son portail ni sa porte d’entrée. Plus de 130 personnes ont dormi entre ces murs, après être passés par le centre logistique d’accueil de Budapest, épuisés par quatre ou cinq jours de voyage et de galères.
Dans cette maison au crépi crème, l’étage a été entièrement dédié aux hôtes de passage, qui se partagent une grande salle de bain sous les combles, deux chambres et un palier où sèche le linge et s’empilent les draps. Tandis que les propriétaires de la maison occupent les deux chambres du rez-de-chaussée, une pour le couple et une pour leurs trois enfants. Ces derniers partagent volontiers leurs jeux de société empilés dans le salon, ainsi que les vélos, raquettes et ballons parsemés dans le grand jardin derrière la maison. L’extérieur est un bol d’air et de normalité. Dehors, les familles qui y font jouer leurs enfants et les surveillent d’un œil attentif du haut de la terrasse, lieu privilégié des pauses café et cigarettes et des déjeuners en familles.
Ici, les réfugiés peuvent faire comme chez eux et offrent le thé aux visiteurs, comme si cette cuisine était la leur. Ils partagent tout, le quotidien, le salon et le frigo. Parce que quand Katia donne, elle ne le fait jamais à moitié. Cette franco-hongroise de 43 ans, arrivée en Hongrie il y a 15 ans grâce à une opportunité professionnelle et suivie par son mari, est une engagée de la première heure. Militante à l’Union nationale des étudiants de France (UNEF), au planning familial, au Secours populaire ou encore à La France insoumise, elle n’en est pas à son coup d’essai. Elle avait déjà apporté son aide en 2015, lors de la guerre du Donbass. « Avant j’étais jeune, je faisais des barricades. Aujourd’hui je suis vieille alors je fais de l’humanitaire », plaisante-t-elle.
« Il y a quelque chose à faire »
Le 24 février, quand elle apprend l’invasion de la Russie devant un journal télévisé français, elle remet le couvert. Après un moment de stupéfaction et de panique, elle passe en mode action. La frontière ukraino-hongroise n’est qu’à 300 kilomètres de sa ville, Monor (22 000 habitants, au sud-est de Budapest). « Il y a quelque chose à faire », dit-elle alors à son mari. « Oui, on fera de la place », lui répond-il simplement. Jean connaît son épouse, sait qu’elle est comme ça, qu’elle aidera son voisin s’il ne peut pas payer sa facture ou la jeune maman du quartier si elle ne s’en sort plus avec ses lessives. Il est un peu perdu dans son organisation, les arrivées et les départs. Mais il a toujours une réponse sur les lèvres : « On peut le faire. » Alors ils l’ont fait, et ont débarrassé dès le lendemain les deux chambres de l’étage, pour que dans chaque pièce puisse loger une famille complète. Ils ont aussi réparé le verrou de la porte de la salle de bain et fait de la place dans les placards pour y ranger les dons de draps, serviettes et produits d’hygiène.
Depuis, c’est une toute nouvelle organisation dans la vie quotidienne de Katia et ses journées auxquelles il manquerait 24 heures pour tout faire rentrer. De la préparation pour l’école de ses trois enfants en bas âge avant huit heures du matin, jusqu’à l’organisation des transferts de réfugiés tard le soir, elle doit aussi caler ses heures de travail dans l’informatique. Elle a, heureusement, la possibilité de travailler à distance et une large manœuvre d’organisation d’emploi du temps. « Je gardais tout en tête mais maintenant je note de plus en plus. Les sorties des enfants, les activités extra-scolaires, les rendez-vous… », liste-t-elle en préparant le déjeuner.
Katia a mis en place depuis peu une nouvelle organisation : dans un tableur, elle renseigne toutes les informations personnelles des voyageurs et de leur destination. Elle tente également de prévoir à l’avance quelques repas dans la semaine quand elle ne peut faire plus, ses plannings de courses et de travail étant rattrapés par la vraie vie, les sorties des enfants et les courses de dernière minute. Elle regrette parfois d’avoir de moins en moins le temps de cuisiner et d’avoir recours aux surgelés beaucoup plus souvent qu’à son habitude. Après trois mois de conflit et d’accueil, elle ne tient plus le rythme soutenu comme avant.
Maîtresse des réseau(x)
L’organisation est implacable au sein du groupe d’aide au transfert des réfugiés qu’elle a créé avec des bénévoles croisés sur Facebook ou des forums. Comme elle, ils offrent leur temps, leur argent et leur toit à ceux fuyant la guerre. Tout se passe sur Whatsapp : d’un groupe d’administrateurs découle toute une ramification par localité et par transfert. Chaque personne désirant apporter son aide pour héberger quelqu’un ou l’amener d’une gare à l’autre est ajoutée, s’agrandissant comme une toile d’araignée autour de Katia et quelques autres membres d’une volonté et d’un engagement durs comme fer.
Sur le téléphone de Katia, le son d’une goutte d’eau signifie la réception d’un nouveau message. Il est devenu son extension. Elle ne s’en détache que lorsqu’il charge. Et le week-end, parfois. En voiture, c’est son fils Lukas qui prend le relais. Du haut de ses sept ans, il déchiffre péniblement le nom de l’expéditeur et rédige les réponses dictées par sa mère, à la sortie de l’école ou sur le chemin des courses. Lorsqu’elle les interroge, les trois enfants répètent l’ordre d’importance des messages : Whatsapp, Telegram, Messenger, puis le reste. Arrivés à la maison et sous l’insistance de l’aînée, Katia s’énerve : « Non chérie, tu ne peux pas jouer sur mon téléphone, j’ai deux transferts en cours. »
Pour les enfants aussi, le quotidien a changé. Ils n’ont d’ailleurs aucun mal à se faire à la présence d’étrangers dans leur voiture ou sous leur toit. Aucun d’entre eux ne semble connaître la timidité. Les seules nouvelles consignes, c’est de faire le moins de bazar et de bruit possible. Ce qui rend le pavillon surprenament calme pour les quatorze personnes qui y vivent en ce moment. Avant de se lancer dans cette aventure, Jean précise qu’ils en ont parlé aux enfants, leur ont expliqué qu’il y avait une guerre et des gens qui n’avaient plus de maison. « Le jour où ils en auront marre, on arrêtera tout. Ils passent en premier », assure-t-il.
A l’école, ils ont d’abord fait profil bas à cause des mauvaises relations récentes entre l’Ukraine et la Hongrie. Mais maintenant que leur maman passe dans le journal, ils en parlent à leurs copains. Leurs parents contactent parfois Jean et Katia pour leur proposer un plein de courses ou de l’aide dans la traduction. Heureusement pour le couple, un élan de solidarité les a entourés dans leur quartier et les voisins se sont organisés pour s’occuper des machines quotidiennes de draps pour leur libérer quelques précieuses heures par jour.
« C’est très lourd, ce n’est pas donné à tout le monde, à tous les modes de vie », raconte Katia. Beaucoup d’énergie, de temps mais aussi d’argent. Le budget alimentaire est passé de 20 000 Forints à 70 000 par mois (soit de 50 à 180€). « Il a triplé, comme le nombre d’habitants à la maison », sourit-elle. Plus question de mettre de côté chaque mois, tout passe désormais dans l’accueil des réfugiés, les courses, les factures d’électricité et d’eau qui ont explosé. Soutenus par les dons d’amis, de collègues ou d’organisations comme l’Église Baptiste de Budapest, ils arrivent à s’en sortir.
Frustrations et désillusions
L’accueil de réfugiés chez soi, c’est avant tout une lourde charge émotionnelle. « Tous ne racontent pas leurs histoires. Mais quand ils le font, c’est très dur de se prendre leurs récits au visage», confie Jean. Ils ressurgissent lorsque certains font des crises d’angoisse au son d’un avion qui passe ou d’un orage qui éclate. Jean et Katia ressentent aussi une grande frustration. Celle de ne pas pouvoir aider tout le monde, de ne pas pouvoir faire plus alors qu’ils font déjà leur maximum.
Bien qu’ils aient accueilli plus de 130 réfugiés quasiment sans discontinuer depuis le début du conflit, plus de 610 000 Ukrainiens auraient passé les frontières hongroises depuis le début de la guerre (UNHCR). Ce sentiment d’impuissance s’empare souvent de Katia face à toutes les demandes qui lui sont adressées et auxquelles elle ne peut pas toujours répondre favorablement. « C’est aussi très frustrant de partager une telle détresse humaine et de se retrouver cantonnés derrière un écran de téléphone, dépendants d’un traducteur robotique », poursuit-elle. La pire chose peut-être, pour Katia et sa famille, est de voir des groupes ou des familles rentrer en Ukraine sous les bombes par épuisement ou mauvaises conditions d’accueil. « Ils sont fatigués, même les plus forts d’entre eux. Et honnêtement nous aussi », souffle-t-elle en vidant le lave-vaisselle pour la deuxième fois de la matinée.