À Budapest, le combat des « Justes » de la mémoire, face à la réécriture de la Shoah
Sur les 800 000 Juifs vivant en Hongrie avant la Seconde Guerre mondiale, près de 600 000 ont été exterminés lors de la Shoah, avec l’aide du gouvernement hongrois. Depuis son arrivée au pouvoir en 2010, le Premier ministre Viktor Orbán s’emploie à réécrire cette période de l’histoire. Statues, musées, mémorials… sont mis au service de cette falsification. Une partie de la population tente néanmoins de lutter pour sauver la vérité historique.
Sur la Place de la Liberté, dans le Ve arrondissement de Budapest, le stand de Szabadságszínpad (NDLR : Scène de la Liberté en français) semble construit de bric et de broc. Ce 9 mai pourtant, cela fait déjà 2947 jours que les bénévoles du collectif s’y relaient avec constance. Suspendue entre deux arbres, une banderole affiche un message sans équivoque : « Une confrontation honnête, plus de mensonges ! » Devant elle, quelques chaises sont disposées en demi-cercle. Elles attestent de la présence du collectif, présidé par Gábor Sebő, un économiste à la retraite de soixante-dix ans.
Une statue est à l’origine de leur mobilisation. Monumentale, elle trône au milieu de la place. Le message véhiculé par cet aigle allemand fondant sur l’Ange Gabriel, symbole de la Hongrie, est éloquent. « Ce monument fait porter la responsabilité de la déportation des Juifs aux seuls Allemands, bien que tous les historiens s’accordent à dire que l’administration et l’État hongrois y ont activement participé », déplore Attila Jakab, historien et chercheur au Centre de documentation du Mémorial de l’Holocauste de Budapest. Depuis près de huit ans, le collectif proteste donc contre l’installation de cette sculpture, dont la « signification révisionniste participe à la réécriture du génocide des Juifs de Hongrie », s’insurge Gábor, engagé dans la lutte dès l’annonce du projet, en 2013.
La responsabilité des nazis allemands dans l’extermination de 600 000 Juifs hongrois n’a jamais fait débat chez les historiens, tout comme l’implication de l’État hongrois. « La Hongrie, sous le règne de l’amiral MiklósHorthy, au pouvoir de 1920 à 1944, a été le premier pays européen à promulguer une loi restreignant l’accès à l’université aux Juifs dès 1920 », rappelle Attila Jakab.
« Les Hongrois se dédouanent de leur responsabilité »
Ce n’est toutefois pas la statue qui retient l’attention des badauds. Rassemblés juste devant l’édifice, des photos et objets de déportés, accompagnés de lettres et autres textes explicatifs forment un « contre mémorial », imaginé par le collectif Szabadságszínpad pour protester contre cette falsification de l’histoire au service du nationalisme hongrois. « C’est une oeuvre collective, à laquelle des centaines de personnes ont participé », rapporte Gábor Sebő en saisissant une photo en noir et blanc accroché par ses soins au fil de fer encerclant la statue. « Seul mon père est revenu des camps, lâche-t-il dans un souffle, regard fixé sur la photographie. Ma grand-mère, ma tante et mon oncle ont tous péri dans les camps. »
Coiffé d’un béret sous lequel on découvre une kippa, Abraham fait partie de la nuée de touristes qui va et vient sur la place. En balade avec sa famille venue d’Israël après une visite du Parlement, il découvre par hasard le mémorial, situé non loin de l’hémicycle. Son regard, d’abord méfiant, passe de la statue aux photos, avant de s’illuminer à la lecture du texte de revendication du collectif, traduit en hébreu. « J’ai compris maintenant : c’est contre Orban et sa politique ! Et d’ajouter en fixant du regard les dizaines de photos hommage, je suis d’accord à 100%. Les Hongrois se dédouanent de leur responsabilité passée, il faut lutter contre cela. » Abraham est juif, originaire d’Anvers en Belgique. Ses frères et sœurs, qu’il n’a pas connus, ont été assassinés à Auschwitz, explique-t-il vivement, pressé de retourner discuter avec les bénévoles, sans doute désireux d’en apprendre davantage sur l’histoire de ce mémorial informel.
Cimetière symbolique
Autour de Gábor Sebő aujourd’hui, les volontaires du collectif se comptent sur les doigts d’une main. « Je ne suis pas ”volontaire”, je suis protestataire », tient à préciser János Haas dans un anglais approximatif. Celui qui habite à deux pas du mémorial ne se fait pas prier pour tancer la politique d’Orbán. « Parce qu’elle permet aux fascistes de s’exprimer en toute liberté », tonne-t-il. De la colère, mais pas seulement. La voix tremblante, le vieil homme raconte l’histoire de sa famille, d’abord enfermée dans le ghetto de Budapest, puis déportée en Pologne, d’où seules sa mère et sa tante sont revenues. Ce mémorial fait donc office de « cimetière symbolique » pour le vieil homme aux lunettes rectangulaires.
Le mémorial a vocation à dénoncer mais aussi à informer. Surtout les jeunes. « L’histoire de la Shoah est aujourd’hui enseignée de façon très superficielle. L’accent n’est délibérement pas mis sur l’implication de la Hongrie et sa politique antisémite avant la guerre », met en garde Gábor.En 2020, plusieurs associations d’enseignants s’étaient vivement opposées à la présence d’auteurs antisémites dans le programme scolaire de littérature, au détriment de l’auteur Imre Kertész, prix Nobel rescapé de la Shoah.
La Maison de la Terreur : un outil de falsification
La statue de la place de la Liberté n’est qu’un exemple parmi d’autres. Au pouvoir depuis 2010, Viktor Orbán multiplie les tentatives de réécriture de l’histoire, notamment avec l’aide de Mária Schmitt, intellectuelle proche du Premier ministre qui a « cessé d’être une historienne » selon le chercheur Attila Jakab. Non seulement à l’origine de la statue polémique, elle est aussi directrice de la Maison de la Terreur , qui fête ses vingt ans cette année. Implanté en plein cœur de Budapest, elle fait désormais partie des lieux de visite incontournables de la capitale.
L’objectif assumé du musée est de « retracer l’histoire des régimes fasciste et communiste en Hongrie ». Dès l’entrée, c’est un face à face avec un imposant char soviétique qui est proposé aux touristes, audioguide scotché aux oreilles, ainsi qu’aux scolaires, nombreux en ce mercredi après-midi. L’entrée en matière donne le ton de la suite de la visite. Buste en bronze à l’éfigie de Staline, témoignage face caméra de victimes d’expropriation par le régime communiste, ou encore visite de la salle de torture où sévissait sa police politique : les trois étages de l’exposition documentent de façon très détaillée l’ère communiste et ses « crimes ». Si la Shoah y est évoquée brièvement, notamment à l’aide d’images de libération des camps, c’est en prenant bien soin de ne pas s’attarder sur la culpabilité de l’État hongrois. Au lieu de cela, elle insiste sur la seule responsabilité des « Croix Fléchées », parti nazi hongrois qui n’exerça le pouvoir que d’octobre 1944 à mars 1945.
« Si l’on veut s’informer sur le déroulé du génocide, c’est au Mémorial de l’Holocauste qu’il faut se rendre », prévient l’historien Attila Jakab. Le public est pourtant bien moins nombreux à se presser au mémorial du IXe arrondissement, où sont visibles deux expositions retraçant clairement l’histoire du génocide. Le premier panneau l’annonce d’emblée : « Les nazis ont été aidés par les Allemands, Polonais, Ukrainiens, Lituaniens, Roumains, Hongrois, Français et Néerlandais pour voler, déporter et assassiner les Juifs. » Au-delà des pancartes explicatives revenant sur « le régime antisémite, nationaliste, anticommuniste établi par Horthy », des photos attestent de la collaboration entre l’amiral hongrois et Hitler. L’une, datant de 1943, est dénuée de toute ambiguïté : les deux hommes y échangent une poignée de main assurée.
D’ici quelques mois, un nouveau musée, tout aussi controversé, devrait voir le jour. Construite proche de l’ancienne gare d’où partaient les trains de déportés pour Auschwitz, cette « Maison des Destins » saluera les actes de courage des Hongrois en faveur de leurs concitoyens Juifs. Pourtant, comme le fait remarquer Péter Aradi, guide à la Grande Synagogue de Budapest, « si des Justes hongrois ont aidé et caché des Juifs, ils ne représentaient qu’une petite minorité par rapport au nombre de ceux qui ont activement collaboré avec les nazis… »
Pour autant, la résistance face à la réécriture de l’histoire ne faiblit pas. Les volontaires de Szabadságszínpad s’apprêtent à passer des jours, des mois s’il le faut, assis en demi-cercle sous leur banderole de la place de la Liberté. « Tant que la statue restera, le combat continuera. »