Fragments de vie

À Budapest, l’espoir d’un sourire pour pas trop cher

Avion, hôtel, taxi et devis personnalisé : les  « usines à dents » de Budapest ne lésinent pas sur les moyens pour convaincre les étrangers qui n’ont pas toujours les moyens de se faire soigner dans leur pays d’origine.

Une, puis deux, puis trois, puis quatre. Les blouses bleues ou blanches sont si nombreuses à défiler dans les couloirs de la clinique qu’il est difficile au premier abord d’estimer combien de médecins compte Kreativ Dental. Ils sont en réalité plus d’une soixantaine de dentistes, assistants, hygiénistes dentaires, techniciens dentaires, interprètes et chargés de communication à travailler dans cette usine à dents. Entre eux, les échanges sont rares et furtifs, une salutation ou une requête. Rien de plus.

À l’image du silence pénétrant de la clinique, le business florissant du tourisme dentaire hongrois a pour habitude de prospérer à l’abri des regards. Peter Onody, responsable de la branche francophone de Kreativ Dental, a consenti à nous ouvrir les portes de sa clinique mais les règles sont claires : ne parler ni aux clients, ni aux médecins et ne pas prendre de photo.

Mais il prend son rôle de guide à cœur et s’attèle à un tour du propriétaire. Au rez-de-chaussée, dans la salle d’attente, pas de revues sur la table basse mais des aquariums grandeur nature, des sièges futuristes en forme de coquille d’œuf équipés de tablettes électroniques pour accueillir les patients. L’étage est quant à lui consacré à l’espace  « laboratoire »,  « l’atout numéro 1 de Kreativ Dental », selon Peter Onody.  « C’est ici que nous confectionnons les implants et les prothèses. Cela nous permet d’avoir des prix plus bas, des délais plus courts et une véritable garantie de qualité », se vante le chargé d’affaires. Le dernier étage, lui, est un lieu de détente pour les patients, avec un café-restaurant et une terrasse. De là, une vue imprenable sur les sur les trois autres bâtiments que possède Kreativ Dental dans ce quartier pavillonnaire du 14e arrondissement de Budapest. De quoi asseoir la position de leader revendiquée par Kreativ Dental. 

 « Avec tes dents, ce n’est pas possible »

Grâce à ses infrastructures et à sa formule billets d’avion, hôtel, et soins, Kreativ Dental voit passer entre ses murs plus de 400 clients par mois. Parmi eux, Nadia et Serge, que nous retrouvons dans le jardin du rez-de-chaussée. Le couple de Français a été préalablement choisi par Peter pour échanger avec nous. Lunettes de soleil greffées sur le haut de la tête, sandales d’été, robe et bermuda, le couple a le total look vacancier. Pourtant, c’est bien pour des soins dentaires qu’ils sont à Budapest. Celui qui fait office d’interprète et de commercial pour l’entreprise installe rapidement une table en plastique et trois chaises qui traînent sur le côté du jardin, puis fait mine de partir vaquer à ses occupations. 

Plutôt bavarde, Nadia ne se fait pas prier pour raconter son histoire.  « J’ai vécu une bataille de plus de dix ans pour faire soigner mes dents », pose d’emblée la quadragénaire au teint hâlé.  « J’étais saisonnière dans la restauration, je ne gagnais pas énormément d’argent et je voyageais beaucoup, donc difficile d’avoir un médecin fixe », retrace-t-elle de sa voix rauque de fumeuse. Aujourd’hui femme de ménage, Nadia a beaucoup souffert du regard des autres pendant ces années dans la restauration.  « Je savais que je ne pouvais pas travailler dans des gastros’ ou à la réception. On m’a déjà dit : “t’es mignonne comme tout, mais avec tes dents ce n’est pas possible” » , se souvient-elle. Les rares fois où elle parvient à économiser suffisamment d’argent, Nadia se rend chez un dentiste de la région niçoise, où elle vivait alors.  « Je suis tombée sur un charlatan. Il me faisait des visites toutes les semaines, mais ça n’avançait pas, il a fini par me laisser avec des couronnes provisoires. Quand je suis partie de chez lui, j’étais dans un sale état », s’indigne-t-elle la voix tremblante. L’état de ses dents se dégrade : rétractation de la gencive, déchaussement des dents, plombages abîmés. 

50 % à 75 % moins chers qu’en France 

Nadia se tourne vers la Hongrie. Les soins y sont entre 50 % et 75 % moins chers que dans l’Hexagone, et peuvent en partie être remboursés par la sécurité sociale, en application d’une directive européenne de 2011, relative à la libre prestation de services de santé.  « Les patients viennent principalement pour des implants ou des prothèses dentaires, puisque ce sont des soins qui ne sont pas conventionnés en France, c’est-à-dire que leur prix n’est pas plafonné par la sécurité sociale », précise Nicolas Pineau, fondateur d’Eurodentaire, l’une des entreprises de tourisme dentaire implantée à Budapest. 

Kreativ Dental, Jildent, Smile Partner ou encore medicover, tous ces établissements vantent également un certain savoir-faire national hongrois.  « Depuis la Seconde Guerre mondiale, la Hongrie est très réputée dans le domaine dentaire. Au début, c’était principalement les Autrichiens et les Allemands qui venaient de l’autre côté de la frontière pour se faire soigner, et puis cela s’est étendu à d’autres pays », explique Peter Onody. Et pour cause, selon lui  « la formation académique en Hongrie est très forte et dure plus longtemps que dans d’autres pays européens. Au sein de la faculté dentaire de Budapest par exemple, plusieurs centaines d’étudiants viennent de l’étranger pour bénéficier de ces enseignements.  

 

Tous ces établissements vantent également un certain savoir-faire national hongrois.

Ces entreprises misent toutes sur un marketing offensif : pub sur Internet, présence lors de salons et de forums. Mais c’est par le bouche à oreille que Nadia a découvert l’existence du tourisme dentaire.  « C’est un collègue de travail de Nadia qui nous a recommandé d’aller en Hongrie, en nous disant qu’il y avait de très bonnes cliniques ici », se souvient l’époux à la retraite. Après quelques recherches sur le web, le couple prend contact avec Peter Onody.  « Il nous a très bien conseillés et nous a immédiatement pris en main », salue Serge. Le couple se rend alors pour la première fois en Hongrie en mars 2021. Comme la plupart des autres agences présentes sur le territoire hongrois, Kreativ Dental se charge d’organiser le voyage de ses patients de A à Z. Elle réserve les billets d’avion, dispose d’un bureau d’accueil à l’aéroport de Budapest, envoie des chauffeurs qui roulent dans des vans floqués du logo bleu marine de l’agence, prévoit l’hôtel et fixe les rendez-vous médicaux. Imparable.

 « Risques de dérives » 

Ce planning millimétré peut parfois inquiéter. Le jour de leur arrivée, les  prospects sont immédiatement conduits à la clinique pour effectuer  « un plan de traitement détaillé, avec la durée des opérations ainsi que le prix ». Un bilan et un devis en somme. Pour Nadia, ce sera une pose de douze implants, pour un montant de 24 000 euros, en trois rendez-vous étalés sur un an. Pour la même prestation, la niçoise affirme qu’elle aurait payé 60 000 euros en France. Après ce diagnostic, le couple est reconduit à l’hôtel et, comme chaque client de Kreativ Dental, dispose de 24 heures pour prendre sa décision.  « Le lendemain matin, le patient décide ce qu’il veut faire. S’il veut rentrer, le patient est ramené à l’aéroport et dans ce cas, il n’aura pas dépensé un centime puisque la première nuit d’hôtel est offerte. S’il veut commencer les soins, le chauffeur l’amène à la clinique et on démarre immédiatement », détaille Peter Onody.  « Les Français sont d’ailleurs généralement les seuls à partir après cette nuit offerte », s’amuse le responsable. Pour Nadia et Serge, le timing est trop serré. Manque de chance, le jour de leur arrivée Serge a perdu sa valise à l’aéroport. Nadia refuse alors de prendre la décision seule. Le couple prend 24 heures de plus pour réfléchir, et paie une nuit d’hôtel à ses frais. 

Le retrait de ses dents les plus abîmées débute le jour d’après. S’ensuit après ça un autre passage en Hongrie, quelques mois plus tard, pour la pose des premiers implants. Malheureusement, à son retour en France, Nadia s’aperçoit que ceux-ci sont trop imposants pour sa mâchoire, et doit revenir en urgence en Hongrie. Si le couple dit ne pas avoir été inquiété par cette déconvenue, d’autres patients en gardent une expérience bien plus amère.  « Mes facettes sont tombées dans l’avion », peut-on lire sur un forum au sujet d’une clinique,  « à fuir, clinique à fric… les appareils sont faits à la va-vite, des appareils qui cassent, des dents qui cassent », déplore une certaine Danielle au sujet d’un autre établissement. Témoignages réels ou  bien laissés par des concurrents jaloux et mal intentionnés ? Difficile à vérifier. Claire Hunyadi, a travaillé en tant qu’interprète française et commerciale dans le secteur du tourisme dentaire pendant une dizaine d’années. Cette Française confirme les  « risques de dérives ».  « Le corps humain n’est pas fait pour subir en une semaine des soins qui sont habituellement étalés sur plusieurs mois », analyse celle qui a désormais quitté les  « usines à dents » pour un petit cabinet de la capitale hongroise qui ne compte qu’un seul dentiste.

Lors de leur quatrième et dernière visite en Hongrie, en ce mois de mai, Serge et Nadia se disent toujours aussi satisfaits de l’accompagnement reçu. Devenus de véritables habitués, ils ont cette fois choisi un petit Airbnb  « pour se sentir comme à la maison ».  « Nadia n’avait pas vraiment le temps de visiter les dernières fois vu qu’on venait seulement pour quelques jours, mais cette fois, on est là pour trois semaines, donc ça ressemble un peu plus à des vacances. On va aux thermes presque tous les jours », se réjouit Serge. 

Les visites touristiques attendront encore un peu.  Peter vient chercher Nadia. C’est l’heure de l’opération. Le visage de la niçoise se ferme quelques secondes. Elle prend une grande inspiration, serre une dernière fois la main de son compagnon puis affiche un grand sourire. Sa silhouette longiligne se redresse pour se diriger vers la salle d’opération. À sa sortie, Nadia aura un tout nouveau sourire.