Fragments de vie

À Ezsébetváros, les samedis soir donnent de la fièvre aux riverains

Situé au centre de Budapest, le quartier juif de la capitale hongroise est devenu le cœur battant de sa vie nocturne. Ses restaurants conviviaux et ses bars atypiques à bas prix font le bonheur des touristes, mais pas celui de ses habitants.

Le mot d’ordre est donné : « Cette soirée doit rester dans les mémoires. » Au programme pour Lionel et ses 6 amis : enfilade de bières dans un bar rock suivi d’un spectacle intime de strip-tease avant de conclure la fête sur le rythme déjanté d’une discothèque budapestoise. « Il faut faire kiffer Lionel ! », s’accorde le groupe. Ce Martiniquais de 37 ans s’est tourné vers Budapest pour célébrer son enterrement de vie de garçon (EVG) avant son mariage prévu en juillet. Dépêchée par l’opérateur de l’EVG, Viktória est une Hongroise chargée d’encadrer la soirée. « Je veille à ce qu’ils ne fassent pas trop de bruit, se comportent correctement et à ce qu’ils n’achètent pas de drogues », explique celle présentée comme la « maman du groupe ». Avec elle, sept grands enfants qui déambulent l’esprit frivole dans les étroites rues de la ville. Tantôt, ils chantonnent en chœur la chanson Stay with me de Stan Smith, tantôt, ils essaient de prononcer tant bien que mal « szép vagy », « tu es belle » en hongrois, aux jolies passantes aux cheveux blonds. Leur chemin croise celui d’un groupe d’Anglais, eux aussi venus célébrer un EVG. Perruques rose fluo, chapeaux loufoques en paille, t-shirt en référence au sexe ou même tutus, ces groupes se reconnaissent dans le quartier par leurs accoutrements pittoresques.

Chaque année, l’opérateur d’EVG SeeYouGo accompagne près de 400 groupes de Français à Budapest. La capitale hongroise a fait des EVG un enjeu économique au point d’en devenir l’une des principales destinations européennes. Le cœur de son activité nocturne se concentre dans le quartier Erzsébetváros, situé dans le 7e arrondissement, l’un des plus petits mais aussi le plus dense de la capitale. Depuis 20 ans, cet ancien ghetto juif aux bâtiments défraîchis est convoité par les investisseurs, notamment du monde de la nuit. Désormais, la Grande synagogue dorée au style mauresque et les boutiques casher voisinent avec près de 500 bars remis à neuf. La nuit tombée sur la rue Wesselényi, pratiquants juifs et touristes éméchés se côtoient aux abords du Nomád Travellers’ Bar. Le lieu incarne les codes d’un pub anglais. Dans tout le secteur, résonne la chanson Satisfaction des Rolling Stones, entonnée à l’unisson par une trentaine de touristes euphorisés par l’alcool. À leur main, des pintes de bière achetées au prix dérisoire de 2 € l’unité. « Les riverains veulent d’un endroit calme mais ce n’est pas compatible avec les bars qui s’y trouvent », explique d’un anglais parfait Yasmine, la propriétaire du lieu. Deux jours auparavant, la voisine du dessus s’était plainte à cause du bruit, signe des tensions entre les bars et les locaux.

En 2019, Budapest a accueilli plus de 4,5 millions de visiteurs, essentiellement venus d’Europe de l’Ouest à l’image de ce groupe d’Anglais.

 « La situation semble totalement hors de contrôle »

« Derrière ce muret, j’ai déjà surpris des gens en train de faire l’amour. Par terre, je tombe parfois sur des merdes qui ne sont pas celles de chiens. » Svetlana arpente les rues d’Erzébetváros depuis plus de 30 ans. En une décennie, cette riveraine a contemplé impuissamment la dégradation progressive de son quartier. « À cause des fêtes, les bâtiments historiques du quartier sont dans un mauvais état, râle la quadragénaire tout en enjambant des débris de pierre. Mais le pire reste le bruit ! » À proximité de son domicile, trois bars se font face dans une ruelle large comme un camion. Entre la musique assourdissante, l’hilarité des touristes ivres et le fracas de verres, impossible de passer un samedi soir au calme pour la riveraine. Dans le quartier de la fête, les nuisances sonores atteignent par moments les 75 Db, un bruit équivalent à celui d’une automobile. Au cours de la promenade, trois touristes anglais alcoolisés frôlent Svetlana tout en titubant. Il est à peine 19h. Les yeux de la riveraine se lèvent vers le ciel. « On espère de l’aide de la mairie car la situation semble totalement hors de contrôle », lâche-t-elle finalement d’un soupir.

La moitié des clients […] viennent pour trois raisons :
les prix pas chers, les soirées d’enfer et les belles filles.

Manager du Doboz, l’un des principaux bars clubs du quartier

À Budapest, les bars sont contraints de fermer à minuit. Mais certains du 7e arrondissement restent ouverts jusqu’à 7h du matin à condition de respecter les critères imposés par la mairie. Parmi eux, l’interdiction des verres en plastique, de consommer de l’alcool à l’extérieur ou encore la limitation du volume sonore à 45 Db. Sur la devanture décrépite du Doboz, l’un des bars clubs incontournables du quartier, trois panneaux « Silence » sont mis en évidence. Une indication destinée au millier de personnes venues se déhancher sur le rythme de la musique électro de ce samedi soir. « La moitié des clients sont des touristes étrangers et viennent pour trois raisons : les prix pas chers, les soirées d’enfer et les belles filles », résume le manager des lieux. Une cour ouverte surplombée par un arbre pluricentenaire permet aux fêtards de prendre l’air. Le reste de la foule se masse dans les 7 pièces illuminées par les néons fluorescents rouges et bleus. Une décoration tout droit inspirée des boîtes berlinoises. Malgré le bruit, le manager des lieux l’assure, « on entretient de bonnes relations avec les riverains. »

Les riverains font de la résistance

« Notre relation avec les bars du quartier ? Parfaitement mauvaise. » De son côté, Dóra Garai ne mâche pas ses mots. Consternée par la dégradation du quartier dans lequel elle a grandi, cette Budapestoise de 38 ans a créé en 2017 un collectif de riverains comptant 3000 membres. Son nom : Élhető Erzsébetváros, littéralement « Vivre à Elizabethville ». Son objectif : dénoncer les conséquences du surtourisme dans le quartier. Il est 15 h 30 ce mercredi. Sous un soleil printanier, elle participe à une opération de sensibilisation aux côtés de Gergely et Ákos, deux membres de l’association. Avec eux, Tappancs, un Golden Retriever aux longs poils dorés par les rayons du soleil. « Les gens se montrent plus ouverts et gentils quand j’amène mon chien avec moi », s’amuse Dóra. Ensemble, ils se répartissent une distribution de tracts dans une trentaine d’immeubles du voisinage. La démarche vise à faire élire Ákos au Conseil Municipal de l’arrondissement. Sa victoire permettrait de faire porter leurs revendications liées à la sécurité et aux nuisances sonores dans le quartier. « Bonjour, est-ce que je peux entrer ? », questionne inlassablement Dóra aux différents interphones. Une fois dans le hall, elle dépose dans chaque boîte aux lettres un flyer de format A4 présentant leur démarche. Quand l’occasion se présente, Dóra en profite pour retirer discrètement le tract du parti conservateur concurrent, le Jobbik.

L’arrivée massive de touristes a fait de la rue Kazinczy l’un des repaires de la drogue. Passé 21 h, les fêtards s’amassent dans la queue longue de trente mètres du Szimpla Kert, « Ruin Bar » iconique de la ville. Les discussions en français, anglais, espagnol ou coréen se transforment en cacophonie. Mêlés à la foule, les vendeurs de drogue se font plus discrets. Pas besoin de mots. Un frottement sous le nez leur suffit à se faire comprendre. À la carte : cannabis, ecstasy, cocaïne… « On a déjà essayé de me vendre de la fausse drogue », met en garde Gergely, membre de l’association de riverains. Attention à la qualité du produit, mais aussi à son prix. La négociation se passe par SMS. Le gramme de poudre blanche est une première fois proposé par le dealer à 30 000 HUF, soit 90 €. Comparativement, son prix à Paris oscille entre 60 € et 80 €. Une seconde offre proposée à 20 000 HUF, le prix moyen, est finalement acceptée. Il suffisait d’insister.

Exode de 10 000 riverains

« Les vendeurs de drogue et la prostitution font partie des principaux problèmes du quartier », affirme Péter Niedermüller, maire du 7e arrondissement. Sous son sourire chaleureux dissimulé par sa moustache grise, l’ancien député européen se montre ferme à ce sujet. « On essaie de lutter durement contre ces phénomènes », reprend-il avant de reconnaître le manque de moyens alloués aux forces de sécurité. Et ce, malgré le fait que le tourisme à Erzsébetváros demeure un pilier de son économie. Sur une année, le professeur László Vasa l’estime à environ 6,6 milliards HUF, l’équivalent de 17 millions €. Mais pour l’auteur de l’article « Problèmes causés par le surtourisme à Budapest », la situation est paradoxale. « Les effets économiques du tourisme sont moins prononcés. Les aubergistes clôturent avec un solde positif, mais les forints [la monnaie locale] fiscaux entrants ne sont pas utilisés dans le district, ils disparaissent dans le budget de la capitale. » Résultat, seuls quatre agents de la mairie sont chargés de la sécurité du quartier de la fête.

Péter Niedermüller, ancien député européen et actuel maire du 7e arrondissement de Budapest, souhaite changer l’image du quartier en un lieu davantage tourné vers la culture.

Corrélé avec le surtourisme, le prix des logements a drastiquement augmenté dans le secteur. « Il y a 10 ans, le m2 coûtait 1500 €, contre 2500 € aujourd’hui, observe Pieter Le Clercq, agent immobilier à Erzsébetváros depuis 30 ans. Les tarifs deviennent trop élevés pour les familles nombreuses. » L’association de riverains estime que près de 10 000 personnes ont fui le quartier ces dernières années, remplacées par des investisseurs. Les logements AirBnb ont alors quintuplé en seulement quatre ans, faisant flamber le prix de l’immobilier. « J’habite dans un immeuble où sur les 50 appartements, seulement une dizaine est occupée. Le reste est loué sur AirBnb », déplore Gábor, riverain de 67 ans. Conséquence du phénomène, la hausse des nuisances sonores et des dégradations faites par les étrangers. « Des consignes ont été installées pour qu’ils sachent comment se comporter », tempère le maire de l’arrondissement. 

Après quelques jours de calme, le vendredi fait son retour et les consignes de la mairie ne semblent pas être acquises. Dans un brouhaha continu, des dizaines de fêtards s’agglutinent à nouveau devant les bars et les clubs du quartier. À côté d’eux, des panneaux requérant le silence, pourtant traduits en anglais, peinent une fois de plus à se faire comprendre.