À la frontière ukrainienne, l’aide très politique de la « Mère-Patrie » hongroise
Depuis l’invasion russe, la situation de la Transcarpatie, région ukrainienne ayant appartenu à la Hongrie jusqu’en 1920, inquiète Budapest. Et pour cause : elle abrite entre 100 000 et 150 000 Magyarophones. Après sa réélection, Viktor Orbán leur a adressé un message. « Je leur dis de ne pas pleurer, de tenir bon – la Mère-Patrie est avec eux ». Reportage.
Un chant d’opposition à Ferenc Gyurcsány, ancien Premier ministre social-libéral (2004-2009) résonne dans la cour ensoleillée d’un café du centre-ville de Kisvárda, à l’Est de la Hongrie. C’est une sonnerie de portable. László Bodrog, 53 ans, figure locale du Fidesz, parti national-conservateur, décroche. Au bout du fil, l’alerte est donnée : une famille de six réfugiés hongrois de Transcarpatie a besoin d’un chauffeur pour être conduite dans un nouveau logement. « J’arrive » . À peine le temps de savourer son gâteau à la griotte que l’élu local se met déjà en chemin.
La famille patiente devant la Kárpátalja Ház (maison de la Transcarpatie), l’établissement que László dirige en plus de ses activités à la mairie. L’édifice est situé au cœur de Kisvárda, ville de 16 000 habitants qui a vu sa population croître avec l’installation des troupes militaires hongroises pour sécuriser la frontière. Au abords du terrain de foot de la ville, les tanks ont remplacé les voitures des supporters et les treillis, les maillots floqués. Une présence « rassurante », fait valoir László.
Lorsqu’Ágnes a franchi les portes de la maison de la Transcarpatie pour la première fois avec ses cinq enfants sous le bras – Máté, Annabella, Roland, Levente et Richárd- il y a deux mois, les peintures du bâtiment entièrement de plain-pied, étaient encore fraîches : l’établissement fête à peine sa première année d’existence. Son but : devenir un lieu de convivialité pour la minorité magyarophone d’Ukraine établie dos à la frontière hongroise, à l’extrémité sud-est du pays, dans la région montagneuse des Carpates. L’histoire de cette région s’est dessinée, au cours du XXe siècle, à force de redéfinitions de frontières. Jusqu’en 1920 et le traité de Trianon, la Transcarpatie était hongroise. C’est au sortir de la Seconde Guerre mondiale qu’elle est devenue Ukrainienne.
La maison de la Transcarpatie doit créer un pont entre
László en 2021 ici (en hongrois)
les Hongrois de la Mère-Patrie et les parties séparées du pays
dans les domaines social, culturel et économique
«C’était surtout des dégustations de vins et la présentation de livres», raille Adél, 17 ans, plus jeune fille de László, dont les cheveux blonds et roses, sont eux aussi, fraîchement colorés.
« Assurer la sécurité des Hongrois »
Dans la pièce de vie commune, les volontaires, pour la plupart eux-mêmes des réfugiés de par-delà la frontière, dégustent un goulasch accompagné de galuskas, les pâtes locales. Derrière eux, une large bibliothèque de bois où trônent des livres par centaines, tous écrits par des auteurs issus des minorités magyares d’Ukraine, de Slovaquie, de Serbie, de Roumanie, de Croatie, d’Autriche ou encore de Slovénie. « Tu sais ce qu’on dit ici ? La Hongrie est le seul pays du monde à être bordé par lui-même », plaisante László, dont le sourire révèle une cicatrice tracée de la patte d’un Kuvasz, un chien de bergers de Hongrie.
L’homme politique affilié au parti du Premier ministre Viktor Orbán n’a, contrairement aux autres membres de la Kárpátalja Ház, aucun lien familial avec l’Ukraine. Pourquoi donc diriger la maison de la Transcarpatie ? « J’ai toujours été intéressé par l’histoire du peuple hongrois, donc on est venu me le proposer ». A-t-il été mis à la tête de l’établissement du fait de son implication au sein de Fidesz ? « Ça n’a aucun rapport », balaye-t-il.
Avec la guerre, les réunions autour du vin ont été remplacées par la collecte de vivres, dispersées un peu partout dans la maison. Sans relâche depuis le 24 février- date de début de la guerre – les bénévoles réalisent des allers-retours en Transcarpatie pour apporter les vêtements, nourritures et médicaments amassés. Parfois plusieurs fois par jour.
La maison de la Transcarpatie est jonchée de produits de première nécessité de toute sorte. Ici, des centaines de couches destinées aux enfants de la région.
« Regarde comme c’est pauvre ! »
Pourtant, en ce 9 mai, jour hautement symbolique pour la Russie qui commémore la capitulation de l’Allemagne nazie face aux Alliés en 1945 – aucun vivre n’est acheminé vers l’Ukraine. Les volontaires craignent des bombardements de Moscou. La semaine précédente, un missile est tombé à 30 kilomètres de là, sans faire de blessés. C’était juste de l’autre côté de la frontière, près de la gare de Volovets. Une première depuis le début de la guerre. « Bien sûr, on a peur de possibles attaques, mais il faut bien aller les aider » souffle László, qui appréhende une arrivée massive de réfugiés de Transcarpatie dans les prochains jours. La région a été jusqu’à présent épargnée par les combats, moins par la misère.
Certains villages de Transcarpatie sont particulièrement pauvres.
Andrea, 42 ans
Des réfugiés y affluent de toute l’Ukraine et
les personnes âgées sont restées sur place.
Sous le doigt impeccablement manucuré d’Andrea, défilent les photos prises au smartphone du très sommaire hôpital de Berehove. Récemment, la Kárpátalja Ház y a livré du matériel respiratoire et des médicaments. « Regarde comme c’est pauvre ! » insiste cette Hongroise de Transcarpatie. Venue de la ville ukrainienne de Tchop, Andrea travaille pour l’organisation européenne de coopération transfrontalière EGTC Tizsa et a fui la guerre dès les premiers jours.
A ses côtés dans son périple, sa cousine Valentina, 40 ans, de longs cheveux blonds et l’air tourmenté. Cette mère de deux enfants, habillée de Puma, du tee-shirt aux chaussures, revient de la gym. « C’est important de rester en bonne condition physique », insiste-t-elle. En Ukraine, elle avait, avec son mari Gábor, 42 ans, un magasin de vente d’équipements de sport. Une petite affaire qui marchait bien. Dès les premiers bombardements, la famille a tiré le rideau. Gábor, joviale gaillard, était en âge de combattre, mais n’a pas souhaité rejoindre le front. Alors, ils ont quitté le pays, sans savoir si un retour sera possible un jour. « J’ai laissé de la famille sur place, ma mère est en Transcarpatie », lâche-t-il, abandonnant soudainement son sourire.
Depuis, la famille vit de vente d’équipements sur leurs sites internet « Superbody » et « Superfit ». Leur plus jeune fille, Gabriella, 14 ans, le regard fixé sur son père, est scolarisée dans un établissement de Kisvárda. Elle y a retrouvé deux camarades de son école de Transcarpatie. Signe que la minorité hongroise a décidé de ne pas trop s’éloigner. « Ici, on est à 43 km précisément de notre maison », abonde Natasha, 49 ans, médecin réfugiée de Transcarpatie avec Alex, son fils de 20 ans qui a, lui aussi, refusé de s’enrôler dans l’armée. Le père, lui, est resté sur place. Il exerce la médecine, depuis qu’il a soufflé sa soixantième bougie en avril, échappant ainsi à la conscription. « Au moins, il peut traverser la frontière et venir nous rendre visite », relativise Alex, qui cherche son prochain pays d’exil en regardant vers l’Ouest. Cette migration massive de la Transcarpatie vers la Hongrie a été largement facilitée par la politique de Viktor Orbán. L’homme qui souhaite unifier le peuple magyar par-delà les frontières de la petite Hongrie, propose depuis une dizaine d’années des passeports aux millions de Hongrois d’Ukraine, de Slovaquie, de Serbie, de Roumanie et de Slovénie. Les uns y gagnent un ticket pour un passeport européen, les autres espèrent que leurs largesses administratives se répercutent dans les urnes.
Tensions politiques entre l’Ukraine et la Hongrie
C’est avec leur passeport ukrainien que les équipes franchiront cependant la frontière le lendemain, direction Chaslivtsi, village majoritairement magyar proche d’Oujhorod, capitale de la Transcarpatie. Alors, en attendant de pouvoir réaliser ce périple, la cadence est presque militaire : l’équipe ouvre les cartons, vérifie les dates de péremption, et charge les vivres dans le van affrété par la mairie.
Vêtements, couches, huiles, pâtes… La majorité de ces denrées sont stockées dans un hangar loué par le centre. Elles proviennent surtout de dons d’entreprises ou d’associations basées à l’étranger. « La semaine prochaine, mon père va signer un contrat avec l’ambassade du Japon » pour encadrer les dons du gouvernement, annonce fièrement Adél. En signe de gratitude, le drapeau nippon trône sur la devanture de la maison, aux côtés de celui de la Hongrie.
Le gouvernement magyar, lui, intervient sur la logistique : il finance le gazole, l’électricité, le loyer, mais ne fait pas de dons directs. Une aide très politique dans un contexte tendu entre les deux voisins. Début mai, le secrétaire du Conseil de la sécurité nationale et de la défense ukrainien, Oleksiy Danilov, a accusé la Hongrie de chercher à vouloir récupérer la Transcarpatie. « Depuis plusieurs années, le gouvernement hongrois finance des infrastructures ou encore le salaire de professeurs en Transcarpatie », explique Patrik Tátrai, géographe spécialiste des minorités Magyares. Cette aide prend la forme de financements directs destinés à des constructions comme des aires de jeu. « Cela a instauré une relation de pouvoir et de dépendance entre le parti Fidesz et la Transcarpatie. Depuis, les élus locaux ne traitent plus avec Kiev, mais avec Budapest. »
Au cœur des tensions : les violences dont se disent victimes les Magyars, qui redoutent le nationalisme qui grandit en Ukraine depuis 2014, et le début de la guerre avec la Russie dans le Donbass. « La communauté magyare en Transcarpatie a été ciblée par des attaques. Les Hongrois d’Ukraine sont surveillés, espionnés », assure László. En 2017, l’Ukraine a instauré une réforme sur l’éducation pour faire de l’ukrainien la seule langue d’étude dans les écoles publiques. Cette mesure, ciblant avant tout la langue russe, a été perçue par les magyarophones comme une atteinte à leurs droits. Alors, à la maison de la Transcarpatie, on parle russe, ukrainien, hongrois, mais « on évite de parler politique. »