À l’école du Dr Ámbédkar, tous les chemins mènent aux Roms
99% des jeunes tziganes hongrois n’atteignent pas les études supérieures. Pour remédier à cette injustice, un ancien député d’opposition a créé un lycée à deux heures de Budapest. Ici, les adolescents tentent de rattraper leur retard scolaire et de renouer avec la culture rom.
C’est une salle de classe comme l’on en voit dans chaque école primaire. Des dessins enfantins et des frises chronologiques sont accrochés aux murs de la salle. Des cahiers rouges et bleus ornent des petites tables d’écoliers. « Be quiet please », lance une jeune professeure d’anglais, visiblement dépassée. D’origine tzigane, la trentenaire tente d’apprendre les rudiments de la langue de Shakespeare à une classe plutôt dissipée. Rien de bien surprenant donc, si l’on oublie le fait que la dizaine d’élèves présents dans la salle ont une quinzaine d’années et que nous sommes dans un lycée hongrois.
Bienvenue à l’école Dr. Ámbédkar. Dans cet établissement associatif, d’obédience bouddhiste, tous les élèves sont roms. Créé en 2016 par Tibor Derdák, ancien député hongrois de gauche libérale, le lycée tente de combler les disparités qui peuvent exister entre les populations tziganes et le reste du pays. « Seulement 1% des jeunes roms accèdent aux études supérieures » détaille le fondateur.
Installé à deux heures de route au nord-est de Budapest, dans la banlieue ouest de Miskolc, le lycée accueille des jeunes de 14 à 20 ans, qui habitent, pour la plupart, dans les villages avoisinants. Dans cette région, deux populations vivent sans vraiment s’adresser la parole. D’un côté les Hongrois dit historiques ; de l’autre la minorité rom présente sur le territoire depuis le Moyen Âge.
Pour éviter que leurs enfants fréquentent ces derniers, les Hongrois blancs ont retiré leurs progénitures des écoles publiques de la ville. « S’en est suivie une baisse considérable des moyens alloués à ces établissements et le niveau d’enseignement est devenu déplorable », explique Tibor Derdák. Une situation inquiétante qui a poussé l’ancien député a créer ce lycée, largement financé par des subventions publiques.
De l’Inde au bouddhisme
Après le cours d’anglais, un professeur d’origine rom, ancien élève de Tibor Derdák, dispense une leçon d’histoire. Pour la première fois de la journée, tous les élèves, joggings Adidas et baskets aux pieds, concentrent leur attention sur le tableau à craie de la classe. Dans un premier temps, le professeur suit à la lettre le programme national. Il affirme notamment aux jeunes élèves que la population hongroise descend des Huns et du grand guerrier Attila.
Une version nationaliste de l’histoire du pays, largement controversée et une invisibilisation de l’histoire des roms, la plus importante minorité du pays. Ensuite, et contrairement aux indications de l’Éducation nationale, le professeur s’attarde sur l’ethnogenèse des tziganes et leur arrivée d’Inde, il y a 600 ans. « C’est important de leur parler de leurs racines, même si, ils auraient des difficultés à placer le continent asiatique sur une carte » admet-il.
Tibor Derdák voit dans les enseignements du bouddhisme un moyen de « changer le monde en partant par le bas ». Le nom de l’établissement est d’ailleurs un hommage au docteur Ámbédkar, ministre de la Justice indien de 1947 à 1951. Il a notamment converti un demi-million d’intouchables au bouddhisme et combattu pour les sortir de la misère. Un combat contre les castes donc, que Tibor Derdák n’hésite pas à comparer avec la situation des Roms en Hongrie.
Député de l’ancien parti libéral SZDSZ, de 1990 à 1994, Tibor Derdák a trouvé un autre terrain de bataille : l’éducation. Ce quinquagénaire converti au bouddhisme avait déjà créé à Pécs, dans le sud du pays, l’un des tout premiers lycées d’élite pour jeunes Roms avant de mettre le cap vers le nord-esct.
L’école et la communauté bouddhistes de Sajókaza, l’emplacement originel de l’établissement avant son déménagement, comptent parmi ses plus grands succès. « Nous avions besoin d’une structure sur laquelle nous appuyer, nous avions approché plusieurs Églises, mais les réponses reçues de la part des catholiques et des protestants nous ont conduits à créer notre propre communauté. »
Pour autant, l’élément religieux n’est pas primordial dans cette école. « Notre but principal est d’enseigner les mathématiques, la grammaire, la chimie, les sciences physiques et l’anglais », explique le fondateur. Au programme national s’ajoute la langue romani, des enseignements renforcés sur les droits de l’homme et de nombreuses sorties à Budapest.
Toujours dans l’esprit bouddhiste, Tibor Derdák forme certains de ses anciens élèves à sa succession et espère pouvoir laisser un projet solide « pour et par les roms ». Ainsi, János Orsós, un tzigane au physique de première ligne de rugby de 42 ans a repris la direction de l’école il y a quelques mois. C’est également le cas des professeurs, du personnel administratif et des cuisinières.
L’école est donc aussi créatrice d’emplois pour la population tzigane. Une aubaine pour certains profils, non qualifiés, condamnés à travailler à la chaîne dans l’usine allemande Bosch, principal employeur de la région. En tout, un peu plus de dix personnes travaillent pour le lycée Ámbédkar.
Dans une kitchenette installée dans le hall de l’école, deux femmes de 42 et 45 ans s’activent pour préparer le repas de la soixantaine d’élèves. Pendant ce temps, Attila et ses camarades de classe fument des cigarettes et parlent football devant le portail du lycée. “Tu vas voir au stade cet après-midi, je sais faire des frappes aussi précises que Messi”, fanfaronne le jeune tzigane en faisant mine de tirer dans un ballon imaginaire.
À l’heure du déjeuner, les lycéens passent par groupe de six sur la table centrale, dans l’entrée de l’établissement. Il faut avaler sa soupe en quelques minutes car les autres attendent leur tour. Au menu ce mardi, lebbencsleves, un bouillon mêlant pommes de terre, jambon et oignons. Tout le monde se régale, sous l’œil du Dr. Ámbédkar, présent sur de nombreuses affiches, statuettes et peintures en tout genre.
Des bâtons dans les roues
L’émancipation par l’éducation que propose le lycée comporte cependant certaines limites. À presque 15 ans, « ils ne connaissent pas les tables de multiplication et ne peuvent pas lire un article de journal » explique un de leurs professeurs. Ce dernier parle d’«illettrisme fonctionnel», les élèves connaissent les lettres, certaines associations de mots, mais ne sont pas en mesure de comprendre un propos écrit.
L’année prochaine, certains atteindront l’âge de 16 ans. Un moment décisif dans la continuité de leur cursus scolaire. « Beaucoup ne reviendront pas à la rentrée » déplore János Orsós. L’État hongrois propose un revenu de subsistance de 200 euros par mois à tous les jeunes qui font une croix sur l’école à partir de 16 ans. « Une somme considérable pour les jeunes roms et leurs familles », ajoute Tibor Derdák. Selon ce dernier, « c’est un moyen de ségréguer ces populations et une volonté du pouvoir d’avoir une homogénéité ethnique dans les universités ».
La plupart des lycéens jettent l’éponge avant même l’année de terminale. Malgré le travail accompli à l’école Ámbédkar, seulement 30% des élèves arrivés à 14 ans dans l’école réussissent le baccalauréat. Un travail de fourmi donc, qui ne démoralise pas le fondateur de l’école : “Je réfléchis en dizaine d’années, voire en siècles », explique-t-il. Rome ne s’est pas faite en un jour.