Identités

À Tiszaújváros, l’industrie hongroise dépendante de milliers de travailleurs étrangers

À l’est de la capitale hongroise, plusieurs milliers de travailleurs étrangers venus d’Europe de l’Est ou de Turquie sont employés par le géant de l’industrie pétrochimique du pays. Pour pallier le manque de main d’œuvre hongroise, le gouvernement nationaliste de Viktor Orbán délivre des permis de travail en masse.

Ses ongles noircis et ses mains écorchées accompagnent la première cigarette d’une longue série. Il est 18 heures. Son corps avachi sur sa chaise traduit les dix heures de travail qui viennent de s’achever. Ercan, 49 ans, s’accorde un temps de repos aux côtés de son ami et collègue en rentrant de l’usine. Les deux travailleurs turcs sont arrivés à Tiszaújváros il y a une semaine. Située à deux heures à l’est de Budapest, cette ville nouvelle industrielle a été créée en 1958 autour d’une première centrale pétrochimique. Depuis, environ 3 000 de ses 15 000 habitants sont des guest workers (travailleurs invités, selon le vocable utilisé par les institutions locales) venus de Turquie, d’Inde, d’Ukraine ou encore de Roumanie. Cette affluence d’ouvriers internationaux pallie la pénurie de main d’œuvre qui touche la Hongrie et particulièrement son industrie. Elle est encouragée par la distribution de permis de travail du gouvernement nationaliste de Viktor Orbán.

Ercan (à gauche) profite d’un temps de repos devant sa résidence Tiszaújváros après dix heures de travail. © Magyarpart
Ercan a laissé sa femme et ses deux filles en Turquie pour venir travailler à Tiszaújváros. © Magyarpart

J’ai choisi cette vie pour que ma famille vive confortablement

Travailleur turc sur le chantier de l’extension MOL

Ercan travaille dans l’isolation de l’extension de l’usine du géant hongrois de pétrochimie MOL, détenu à 40% par l’État. Il est employé par une des entreprises sous-traitantes du site industriel, Teknokon, d’origine turque. Son logo se dessine sur ses équipements bleu marine. « Il nous reste un mois et 45 jours », lâche la voix posée de ce père de trois filles restées à Istanbul. « J’ai choisi cette vie pour qu’elles vivent confortablement », explique-t-il. Ercan fait partie des 450 travailleurs étrangers employés par la firme turque. Lui et ses collègues arrivent en Hongrie pour participer à un projet, souvent lié à l’extension actuelle de l’usine MOL. Leur séjour s’étend le plus souvent de deux mois à un an, après l’obtention d’un permis de travail. « Nous sommes des travailleurs internationaux et pas des réfugiés », insiste Erçag Bederli, patron d’Ercan sur le chantier.

Du voyage au logement et aux repas, les frais sont entièrement pris en charge par leur entreprise. Ces travailleurs comblent le manque de main d’œuvre en Hongrie. « MOL a besoin de travailleurs hautement qualifiés sur des tâches très précises telles que la mécanique et l’ajustement des pipelines », explique Éva Tóth, présidente du syndicat des travailleurs de la pétrochimie. Selon elle, la population hongroise disponible n’est pas formée à ces compétences. Dans le pays, peu de sites de construction nécessitent une telle main d’œuvre. Les entreprises font alors appel à des travailleurs internationaux formés à ce type de chantiers.

Des centaines de travailleurs étrangers logent dans ces préfabriqués à quelques mètres de l’usine. © Magyarpart

Tiszaújváros est encerclée par le vaste site industriel de 700 hectares, occupé par les entreprises Jabil et MOL qui regroupent respectivement 3 000 et 1 000 employés. Des centaines de logements préfabriqués dédiés aux travailleurs saisonniers occupent le centre-ville et ses environs. À quelques mètres des usines, quelques vêtements suspendus au grillage entre le camp des travailleurs et le site industriel sèchent au vent. C’est devant sa résidence hôtel qu’Ercan profite des derniers rayons du soleil de la journée. Son visage est en partie caché par l’ombre de l’imposant bâtiment. Trois étoiles brillent sur la façade. « Ça n’en vaudrait même pas une en Turquie, l’hygiène est très mauvaise », se désole Ercan, les deux pouces vers le bas. Une partie de ses collègues étrangers loge dans des infrastructures similaires et pour la plupart, au sein de lotissements situés dans le parc du site industriel, à quelques mètres de l’usine. Cette répartition rend le mélange difficile voire impossible avec la communauté locale hongroise. Les dix heures de travail par jour ne permettent pas aux employés de quitter le périmètre de l’usine. Lorsque la parade des minibus de chaque société ramène ses ouvriers à leur logement, les uniformes se dispersent en quelques secondes pour rejoindre les chaumières ou les supermarchés.

Aussitôt rentrés de l’usine, les travailleurs prennent le chemin de leurs logements avant de débuter une nouvelle journée le lendemain, Tiszaújváros. © Magyarpart

Au sein des entreprises, une équipe de managers coordonne l’ensemble de leurs employés. La direction de Teknokon est installée dans des bureaux démontables, au pied de l’usine. De son bureau, Erçag Bederli, directeur général, aperçoit ses travailleurs sortir de leur cantine pour rejoindre leur poste. Comme eux, il a quitté son pays pour contribuer à l’industrie hongroise. Mais lui ne porte ni casque, ni combinaison bleu marine, ni bottes de travail. Un simple jean et un polo suffisent. Il est venu avec toute sa famille s’installer dans une maison à Tiszaújváros. Mais comme les ouvriers étrangers, le permis de travail accordé au bout de quatre mois lui est indispensable.

Quitter son pays pour un meilleur niveau de vie

Comme les centaines d’autres travailleurs étrangers, Ercan a accepté de se rendre à Tiszaújváros pour un salaire bien plus élevé que la moyenne nationale de son pays d’origine. Pour son travail chez MOL, son salaire s’élève à 2 000 euros par mois. S’ajoutent les heures supplémentaires. « Dans mon pays, je peux m’offrir une maison avec quatre chambres, ici ce serait seulement deux », insiste-t-il. Yusuf, technicien électrique, n’a pas hésité longtemps lorsque l’occasion Teknokon s’est présentée à lui : « je gagne entre 1 700 et 2 000 euros par mois, deux fois plus par rapport à un poste similaire en Turquie. »

Les communautés de travailleurs ne sont en général pas mélangées pour éviter des tensions entre les différentes cultures. © Magyarpart

Au niveau local, l’affluence de ces travailleurs a bouleversé l’économie de la ville. Les revenus fiscaux sont au-dessus de la moyenne nationale. Seules dix villes en Hongrie ont des revenus plus élevés qu’à Tiszaújváros. « Le prix des logements a augmenté de 20% en deux ans », précise György Fülöp, maire socialiste de Tiszaújváros soutenu par l’opposition nationale. Installé à son bureau, il contemple avec fierté le jardin principal de la ville et sa végétation. Alors que le vaste site des usines pétrochimiques est très facilement visible aux quatre coins de la commune, la nature conserve sa place. Les nombreux endroits boisés le démontrent. La municipalité n’hésite pas à rappeler son faible taux de chômage : entre 3 et 5%, soit le plein emploi selon les normes internationales. « Tout le monde peut trouver un travail, je peux dire que le chômage n’existe pas », se satisfait-il.

Travailleurs invités mais écartés

Cependant, certains Hongrois de la région craignent pour leur emploi. Aux alentours de 20 heures, ils sont cinq amis natifs de la ville à se retrouver dans l’un des seuls cafés du coin. Installés à quelques mètres d’un groupe d’employés étrangers, aucun mot n’est échangé entre les deux parties. La barrière de la langue n’arrange rien. Tous occupent des postes identiques. Pourtant, les travailleurs hongrois soulignent la difficulté qu’ils ont pour trouver du travail. « Ils prennent de la place sur nos sites hongrois et sont parfois mieux payés que nous pour les mêmes tâches », lâche Zoltán, 35 ans. Une idée reçue démentie par le syndicat des travailleurs de la pétrochimie. Certains Hongrois préfèrent partir à l’étranger pour de meilleurs salaires. « Le gouvernement ne peut donc pas limiter les permis de travail sinon l’usine ne serait pas achevée », justifie le directeur général du chantier pour l’entreprise Teknokon.

Ces amis Hongrois vivent à Tiszaújváros depuis leur naissance et travaillent également dans l’industrie, centre-ville. © Magyarpart

Côté locaux, on craint parfois les nouvelles arrivées de travailleurs en centre-ville. « Les premiers jours, nous relevons quelques problèmes d’alcool et de nuisances sonores de la part de certains ouvriers », détaille Zoltán alors accoudé à une table aux côtés de ses collègues, bières à la main. En observant les groupes de travailleurs rentrer de leur journée, le conseiller du maire de Tiszaújváros confirme : « Les coutumes sont différentes, donc cela peut poser quelques problèmes au début », se contente Barnabás Bitó.

Nous n’avons jamais été victimes de comportement nationaliste à Tiszaújváros

Directeur général du chantier (Teknokon)

Puis, les différentes communautés cohabitent rapidement. « Dans mon entourage, nous n’avons jamais été témoins ou victimes de comportement nationaliste à Tiszaújváros », assure le directeur général de Teknokon, d’origine turc. C’est le sentiment général ressortant des expériences de nombreux travailleurs. Certains d’entre eux souhaiteraient même y poser définitivement leurs valises. À l’image de Shaik, travailleur indien et responsable du matériel chez Teknokon. Marié et père de quatre enfants, il espère accueillir toute sa famille. Sourire aux lèvres, il confie même tenter d’apprendre le hongrois aux côtés de ses collègues sur le chantier.