Dans les écoles, la nostalgie et les incertitudes des enfants ukrainiens
Les enfants qui ont fui la guerre d’Ukraine continuent d’en subir le poids, même s’ils sont en sûreté. Entre les murs des écoles de Budapest, beaucoup souffrent d’avoir quitté leur pays et leurs racines.
Ils ont entre six et onze ans et s’amusent comme des enfants de leur âge. Un canard, un panda et un hippopotame en peluche veillent depuis le rebord d’une fenêtre sur la dizaine d’enfants occupés à jouer. La salle des miroirs de l’école religieuse Piarista Gimnázium s’anime d’éclats de rire et de joies enfantines comme chaque matin. Shelim a sept ans, porte un t-shirt plein de dinosaures et se concentre sur ses legos. Il adore « jouer avec les copains », dévorer des Kürtőskalács – brioches hongroises en forme de cheminée. Mais Shelim ne dort plus dans son lit depuis un mois. Son village, proche de Marioupol, a été rasé par les bombes russes. Alors il a pris un train avec sa mère et a fui en Hongrie. Son père est resté en Ukraine, comme tous les hommes de 18 à 60 ans. Pour faire la guerre.
Comme lui, tous les enfants de la salle sont des réfugiés ukrainiens, ainsi que les jeunes bénévoles chargées de les encadrer. Cette école budapestoise les accueille chaque matin depuis le 17 mars autour de jeux, dessins, activités sportives ou musicales. Uniquement en ukrainien. « C’est comme une petite Ukraine ici… » souffle Anastasia. Elle claque sa langue pour rappeler à l’ordre les trois garçons qui se disputent un petit monstre en peluche bleu. Puis elle les attrape et leur ébouriffe les cheveux en riant. « Ils jouent, rient, courent comme des enfants… soutient-elle avec un sourire attendri. Mais ils n’oublient pas. Ils parlent de la guerre. Ils me demandent toujours comment va mon père, ils s’inquiètent pour lui comme ils s’inquiètent pour le leur… »
Les enfants se réunissent en cercle sur le tapis rouge au centre de leur salle de classe, comme chaque mardi. Il est moelleux, suffisamment grand pour les accueillir tous. Ils tapotent en rythme sur des gobelets, dansent et se trémoussent sur des comptines. Mais soudain les rires et l’agitation cessent. Ils sont debout, en cercle, les mains le long du corps. Leurs voix se mêlent pour entonner un chant patriotique, devenu populaire depuis le début de la guerre. « Nous sauverons nos frères ukrainiens, et nous remonterons le moral de notre glorieuse Ukraine. » Le regard fixe, le visage grave, en cet instant ils ne sont pas des enfants. Ils sont des rescapés de guerre qui chantent leur amour pour leur pays.
1050 Ukrainiens scolarisés en Hongrie
Près de cinq millions d’enfants ukrainiens ont fui leur foyer depuis le 24 février, selon l’Unicef. Beaucoup de réfugiés passent par la Hongrie sans vouloir s’y arrêter, mais le gouvernement recensait 1050 enfants scolarisés dans 600 écoles en avril. Très peu parlent le hongrois, langue très différente de l’ukrainien. Alors quelques écoles mettent en place des programmes spécifiques pour les intégrer au mieux, à défaut d’un système organisé par le gouvernement. Dans l’une des salles de l’école budapestoise Ágoston Gimnázium, la quinzaine d’élèves de la « classe jaune » se concentre sur sa leçon d’anglais. Ils suivent les cours de l’après-midi de l’ELTE Pop-Up School, une initiative lancée par la professeure Kristina Kocyba de l’université Eötvös Loránd.
Les élèves ukrainiens, entre 10 et 11 ans, fixent le tableau vert. Leçon du jour : la conjugaison du present perfect. Quelques-uns hochent la tête, appellent l’une des deux professeures bénévoles pour mieux comprendre. D’autres préfèrent discuter avec leurs voisins. Assis au dernier rang, Miroslav remplit sagement sa fiche d’exercice : décrire la routine de Bart Simpson, personnage de dessin animé américain. Son anglais est bon, il est capable de mener une discussion. Il esquisse un sourire timide lorsqu’il décrit sa vie ici. Les jeux avec ses copains – ukrainiens et hongrois – les frites de la cantine, la gentillesse des gens avec lui. Il se sent en sécurité. Mais ce n’est pas son pays. « Oui, j’aime bien la Hongrie, mais… » Ses jambes tremblent, ses yeux bleus rougissent. Sa voix se brise. « Je veux rentrer à la maison… »
Un étage plus bas, ce sont des mères qui sont en classe – de hongrois cette fois. Assises sur des bureaux en cercle, elles notent attentivement les remarques de leur jeune professeure, se charrient dès que l’occasion se présente. Ici, elles veulent rester soudées, garder le moral pour leurs enfants. « On doit leur expliquer ce qu’il se passe, mais c’est dur de trouver les mots, leur faire comprendre sans trop les inquiéter… » soupire Olena en retroussant les manches de sa veste en jean. Ses enfants ont 5 et 14 ans. Ils n’ont pas vu leur père depuis des semaines. « C’est dur de leur répondre que non, on ne peut pas rentrer à la maison, qu’on doit rester ici, et qu’on ne sait pas pour combien de temps… » Acquiescement silencieux de la salle. En face d’elle, Natalia rabat ses lunettes de soleil. Elle cache ses larmes, étouffe ses sanglots. Comme elle a pris l’habitude de le faire pour ne pas alerter son fils. Au début de la guerre, mères et enfants pensaient retourner rapidement chez eux. Mais le conflit s’éternise, l’espoir s’amenuise. Certaines ont décidé de rester en Hongrie, d’autres ne savent pas encore ce qu’elles vont faire.
Bombardements, images d’habitations éventrées, de corps… La guerre a laissé une empreinte durable dans les esprits de ces enfants. « Certains vont réussir à dépasser le traumatisme, d’autres vont toujours vivre avec ce stress post-traumatique, explique Elena Horváth, psychologue comportementale. Pour l’instant il est impossible de savoir qui développera quoi, et quand. » Elle suit les 16 Ukrainiens accueillis par le lycée Körösi Csoma Sándor, dans le nord de Budapest. Elle désigne de la tête un dessin accroché à son mur. Des empreintes de mains rouges, des cœurs aux couleurs de l’Ukraine et des dessins représentent les règles que ses élèves doivent suivre : égalité, engagement, entraide, confiance. Alla, 17 ans, est aussi présente dans son bureau « La plus importante, c’est de se concentrer sur l’instant présent », affirme-t-elle. Elena enlace sa taille et la serre contre elle.
J’ai dit au revoir à mes parents en retenant mes larmes.
Alla, 17 ans
Alla est la première Ukrainienne à avoir intégré ce lycée. En Ukraine, elle se préparait à entrer à l’université de Kiev, rêvait de devenir interprète. La guerre en a décidé autrement. Le 6 mars, un train l’emporte jusqu’à Budapest. Seule. « Tout ce dont je me souviens, c’est que j’ai dit au revoir à mes parents en retenant mes larmes. Ensuite tout devient noir. » Elle n’est certaine que d’une chose : elle doit étudier. Alors elle écrit une lettre au directeur du lycée qu’elle a repéré, lui demande de l’inscrire à son programme international.
Deux mois plus tard, elle y étudie et vit dans le préfabriqué bleu au fond de la cour de l’établissement. Ils sont huit Ukrainiens, arrivés sans leur parents, à habiter ces anciennes salles aménagées en dortoirs. Dans chaque chambre se trouvent deux lits superposés, quatre bureaux collés aux fenêtres, une table et quelques chaises au centre. Tout est en ordre. Aucun poster ne personnalise les murs, seulement un drapeau ukrainien orne l’une des chambres. Quelques affaires traînent sur les bureaux : une brosse à cheveux, des lunettes de soleil, quelques crèmes.
La chaleur pesante du préfabriqué n’entame pas le sourire d’Alla. Seules les actualités qu’elle regarde tous les matins le peuvent, « pendant cinq minutes ». Elle appelle ses parents chaque soir. Sa chemise blanche, sa jupe plissée et ses cheveux blonds attachés vers l’arrière lui donnent un air de bonne élève. « Je dois apprendre, travailler dur. C’est ma seule chance d’avoir une nouvelle vie. » Comme beaucoup d’Ukrainiens, elle s’entend bien avec les Hongrois de son âge. « Ici j’ai de la nourriture, un toit sûr, des amis, la chance d’étudier… »
Mais sa vie reste en Ukraine. « Mes parents, mes amis, tous mes souvenirs sont là-bas. Je suis arrivée ici avec deux bagages, comment dix-sept ans peuvent se résumer en deux bagages ? » Elle glisse une main dans la petite pile d’affaires sur son bureau et en ressort un bracelet, acheté à Kiev sur l’Allée des Héros. Jaune et bleu, les couleurs ukrainiennes. Il symbolise son espoir de retourner sur ses terres, un jour, elle ne sait quand ni comment. L’espoir de retrouver sa vie.