Réfugiés

De Záhony à Budapest, le chemin de croix des réfugiés roms ukrainiens

Les discriminations envers les réfugiés roms s’enchaînent de la frontière hongro-ukrainienne aux centres d’hébergement de Budapest. Subir l’injustice ou fuir à nouveau sont les deux options laissées aux arrivants. Des lieux communautaires leur offrent toutefois un répit, dans une société largement anti-Rom.

Le hall de la gare de Záhony ne désemplit pas. À l’arrivée du train en provenance de Tchop, dernière ville ukrainienne avant la frontière hongroise, une centaine de réfugiés ukrainiens convergent vers le bâtiment vitré. Parmi les arrivants du jour, une dizaine de famille rom ukrainienne. Pas d’hommes, mais des mères de familles aux mains lestées de sacs et des enfants. En ordre dispersé, tous récupèrent des bouteilles d’eau, des sandwichs et des produits de première nécessité au stand de l’Église réformée de Hongrie. Dans cette pièce adjacente au hall d’entrée, Márió, un des humanitaires de l’association protestante, le garantit : « nous fournissons de la nourriture à tout le monde ».

Depuis son arrivée aux premiers jours de l’invasion russe en Ukraine, ce Rom hongrois observe quotidiennement des discriminations à l’encontre des réfugiés issus de sa communauté. « Les Roms n’ont pas accès aux repas chauds, à l’eau, aux lits… », énumère-t-il, bras croisés et sourcils froncés. Dos à l’entrée de l’édifice ferroviaire, situé à deux pas du lieu de restauration central, le seul volontaire rom du jour l’assure : « Il n’y a pas de traitement égal entre les réfugiés roms et les réfugiés ukrainiens ».

Márió voit les discriminations anti-Rom « s’aggraver » dans un pays en proie au nationalisme. © Magyarpart

Ces inégalités de droits, décrites par des dizaines de roms ukrainiens et confirmées par plusieurs sources sur place, sont justifiées par une négation du statut de réfugié. Mario explique : « Certains pensent que les Roms sont des réfugiés économiques, c’est comme cela qu’ils les appellent ». László Helmeczi, le maire de Záhony, a été l’un des premiers à utiliser cette dénomination, reprise depuis par certains humanitaires.

La théorie hasardeuse du réfugié économique

Selon cette rhétorique, les Roms venus d’Ukraine profiteraient d’une aide qui ne leur est pas destinée. En presque trois mois de conflit, un seul bombardement a été recensé dans l’ancienne région hongroise de Transcarpatie, dont sont originaires la majorité des réfugiés roms. Leur venue serait ainsi motivée par un profit économique, et non par un véritable besoin de sécurité. Un non-sens pour Péter*, volontaire stationné à Záhony pendant plusieurs semaines : « Bien sûr, des bombes ne tombent pas sur leur tête, mais l’économie est totalement détruite. Ils manquent de tout et sont en cela des réfugiés ».

Les allers-retours de certaines familles roms entre l’Ukraine et la petite ville limitrophe de 4 000 habitants constituent l’autre argument brandit pour légitimer leur rejet. Des volontaires jurent revoir les mêmes réfugiés venir récupérer des dons pour aussitôt repartir vers Tchop. Mario acquiesce : « Ces personnes sont pauvres, ont faim et reviennent plusieurs fois à la frontière. Ils peuvent venir gratuitement alors ils le font ». Pour Tibor, responsable de l’action de l’Église réformée de Hongrie à Záhony, « ce n’est pas un problème, nous les aidons quand même ».

En fin de journée, sous les regards réprobateurs des policiers hongrois et de quelques travailleurs sociaux, quelques familles roms prennent le dernier train pour l’Ukraine. La majorité des réfugiés roms ukrainiens rejoignent ce soir Budapest. Pour eux, les discriminations ne s’arrêtent pas aux quais de Záhony. Dans les wagons lancés vers la capitale hongroise, Péter a vu « des volontaires séparer les Roms des autres réfugiés ».

À Budapest, un accueil confiné au « strict minimum »

Diána se filme dans sa chambre d’un centre pour sans-abris. Cheveux tirés en arrière, visage fermé, cette réfugiée rom de Transcarpatie liste les difficultés rencontrées par sa famille lors de son installation à Budapest. Avec ses sept enfants et son mari, ils ont d’abord été hébergés dans un centre pour réfugiés. Pour chacun d’entre eux, l’aide accordée n’excède pas les trois repas journaliers. « On manquait de tout. On n’avait pas de fruits, pas de friandises, pas de produits d’hygiène, pas de vêtements, pas de sous-vêtements. Pourtant, il y en avait », précise-t-elle, le regard fatigué. « Les conditions étaient très mauvaises à Záhony, mais meilleures qu’à Budapest », se souvient la mère de famille.

À cause de la façon dont ils sont traités ici, beaucoup
de roms rentrent en Ukraine. Je les préviens qu’ils risquent de mourir.
Eux me répondent : « je préfère mourir chez moi qu’ici ».

Magdolna, bénévole rom hongroise

Enceinte de quelques mois, elle quitte le centre un après-midi pour effectuer une échographie. « Deux de mes enfants sont venus avec moi, cinq sont restés sous la surveillance de mes proches », mentionne la mère de famille. À son retour deux heures plus tard, les gérants du centre lui intiment de quitter les lieux. « On m’a dit que j’étais une mauvaise mère et que j’avais abandonné mes enfants », relate-t-elle, tête basse et bras ballants. La famille est déplacée dans un centre pour sans-abris et échappe de peu à la rue.

Le filet de sécurité troué des bénévoles roms

L’ongle rose manucuré de Magdolna met fin à l’appel. Le visage de Diána disparaît de l’écran. Assise à la table d’un Starbucks du centre de Budapest, cette Rom hongroise souffle, les yeux encore mouillés : « Le système n’aime pas et n’aide pas les réfugiés roms ». Des témoignages similaires à celui de Diána lui parviennent chaque jour via WhatsApp. Depuis le début du conflit en Ukraine, cette femme de 49 ans propose une aide alimentaire, matérielle et administrative de manière bénévole aux arrivants de sa communauté. « Je m’occupe de 30 familles, soit 150 personnes, détaille-t-elle, mais je reçois quotidiennement des nouveaux appels. Mon numéro passe d’une famille rom à une autre ».

Pour cette travailleuse sociale spécialisée dans l’insertion professionnelle des Roms, la distinction entre les réfugiés ukrainiens est politique : « L’objectif du gouvernement et des organisations accréditées est qu’ils repartent le plus vite possible. Pour ça, ils leur donnent le strict minimum. » Et cela fonctionne. « À cause de la façon dont ils sont traités ici, beaucoup de roms rentrent en Ukraine », regrette-t-elle, passant la main dans sa teinture blonde. Magdolna juge compréhensible le retour de ses « frères de sang », mais n’en démord pas pour autant. « Je les préviens qu’ils risquent de mourir. Eux me répondent « je préfère mourir chez moi qu’ici » », rapporte-t-elle, les yeux levés au ciel.

Pour nourrir les familles de réfugiés roms, Magdolna emprunte sur son salaire. © Magyarpart

Originaire de Szabolcs-Szatmár-Bereg, une région du nord-est de la Hongrie à forte minorité rom, Magdolna fait partie des 8 % de Roms du pays. Entre sous-éducation, chômage et discriminations, la minorité est ségréguée. « Être rom en Hongrie n’est pas simple, être réfugié rom c’est encore pire », lâche-t-elle. Pour améliorer l’accueil des réfugiés roms ukrainiens, elle considère la présence de bénévoles roms sur le terrain déterminante : « Nous avons une sensibilité que n’ont pas les bénévoles non-Roms. Sans nous, les réfugiés roms n’auraient aucune solution vers laquelle se tourner ».

Le lac, les arbres et le calme de Fonyód

Au sud-ouest de Budapest, sur la rive méridionale du lac Balaton, la plus grande étendue d’eau douce d’Europe centrale, 62 réfugiés roms ukrainiens bénéficient d’un accueil unique. La large bâtisse blanche et rouge dans laquelle ils résident est visible depuis le quai de la gare. Entouré par des hauts buissons, le portail rouge fer ouvre sur un immense jardin accolé au lac. Dans la maison, l’étage du bas est divisé entre la cuisine, la cantine, la salle communautaire, les bureaux des responsables et quelques chambres. Un escalier central relie au niveau supérieur, exclusivement dédié aux chambres. Spacieuses, elles sont partagées par les membres d’une même famille.

Selon Alex, le centre de Fonyód a les moyens d’aider les résidents jusqu’en septembre, après « on ne sait pas ». © Magyarpart

Les 49 mineurs et 23 adultes du centre sont pris en charge par Alex et Erzsébet, un couple de Roms hongrois. Larges épaules, visage joufflu et regard bienveillant, Alex rassure par sa simple présence. « Ici, ils sont dans la plus grande sécurité », annonce-t-il d’emblée. Le natif de Hodász, village proche de l’Ukraine, gère le quotidien de cette « grande famille » : « Je remplis les documents pour le statut de réfugié, je signe des contrats de travail, je contacte les écoles et les médecins ». L’homme de 27 ans balade son imposante silhouette aux quatre coins du lieu de vie, saluant chacune des personnes croisées dans sa langue natale. Les réfugiés du centre sont tous magyarophones. La Transcarpatie, région ukrainienne d’où ils sont originaires, est marquée dans la langue de son passé hongrois.

Fin février, la ville de Budapest a mis ses locaux à la disposition des réfugiés roms ukrainiens. En temps normal, cette demeure reçoit des enfants roms hongrois en camp d’été. Depuis trois mois, près de 150 personnes ont transité à Fonyód. Certains résidents, comme Kamila, ne sont jamais repartis. L’adolescente de 15 ans est venue avec sa mère de Moukatchevo, à 50 km de Záhony. Aujourd’hui, Kamila est scolarisée dans le lycée de la ville. « Nous sommes mieux ici qu’en Ukraine. J’aimerais bien y rester », confesse-elle.

Racisme ordinaire à l’arrêt de bus

Assis plus loin, Szeréna et Géza discutent. La future maman fait part de ses questionnements au doyen du centre. « Je ne sais pas où je souhaite voir mes enfants grandir. En Ukraine si nous avons la chance d’y retourner. Ici, si la guerre continue », hésite-t-elle, sa tête tanguant de gauche à droite. La jeune femme de 24 ans rénchérit, « Je me sens bien ici, il y a des arbres, l’endroit est calme ». Entre deux bouffées de cigarettes, Géza répond : « Tout va bien ici, Alex et sa femme sont à notre écoute ». Le choix du sexagénaire est fait : « Nous rentrerons une fois la guerre finie ». 

Géza, Szeréna et Alex discutent assis dans le jardin du centre. © Magyarpart

Préservés des mauvais traitements dans cet espace communautaire, le racisme de la société hongroise a rattrapé les réfugiés il y a trois semaines. Comme chaque matin, une dizaine d’enfants roms patientent à la gare routière de Fonyód. Accompagnée par quelques mamans, la petite troupe profite de la gratuité des transports offerte aux Ukrainiens pour se rendre à l’école municipale. À l’ouverture des portes, le chauffeur leur refuse l’entrée et vocifère : « Je ne prends pas les Ukrainiens. » L’autocar s’éloigne sans aucun nouveau passager. Pour la direction du centre aucun doute, « ils ont été rejetés parce qu’ils sont roms, pas parce qu’ils sont réfugiés. »

* Sur demande de l’interlocuteur, le prénom a été modifié.