Abouzar Soltani, des barbelés aux planches de Budapest
À la quête d’une terre d’asile, le réfugié iranien de 40 ans et coauteur de la pièce Kolónia raconte son périple dans la zone de transit à la frontière serbo-hongroise. Sur scène, deux Hongrie s’y affrontent : une accueillante et l’autre inhospitalière.
Thon, œufs, jambon et petits pains hongrois remplissent le panier de courses d’Abouzar Soltani, samedi. Il a de quoi préparer des sandwichs avant de monter sur scène dimanche soir dans le cadre du Festival de printemps de Budapest, le principal festival des arts de la capitale hongroise. À 24 heures de l’avant-dernière représentation, tous les billets sont vendus. Le réfugié iranien de 40 ans est serein et calme. « Je n’ai aucune raison de stresser puisque je raconte mon histoire ».
Il n’est pas comédien. Il n’est pas dramaturge. Il n’a pas de rôle à jouer, sauf le sien : migrant iranien, persona non grata, dans un pays dirigé par l’extrême droite. Lui et son fils ne portent pas de costume de scène. À chaque représentation, ils piochent dans leur garde-robe : jean, basket, sweat ou tee-shirt, sac à dos et banane autour de la taille. Les mains d’Abouzar sont souvent dans sa poche, ceux qui restent de ses cheveux bruns sont attachés, sa barbe est parfaitement taillée. Quant à Armin, il passe une grande partie du temps la tête baissée et les mains sur son téléphone. Pas très souriants, presque nonchalants et timides, ils captent tout de même l’attention d’un public très ému.
175 kilomètres de fils de fer barbelés
Abouzar et Armin quittent l’Iran pour la Turquie en 2015. Ils ont respectivement 36 et 9 ans à l’époque. Dans l’État turc, ils rencontrent des passeurs qui leur proposent des voyages en Autriche, en Allemagne, en Suède ou encore en France. La famille Soltani opte pour l’Allemagne, où Angela Merkel a ouvert les frontières. Un long voyage qui coûte 7 000 euros à la famille est entamé : de la Turquie à la Bulgarie. De la Bulgarie à la Serbie. De la Serbie à des barbelés hongrois le 5 décembre 2018.
Une clôture de quatre mètres de haut sur 175 kilomètres sépare la Hongrie de la Serbie depuis le 15 septembre 2015. Elle est destinée à empêcher l’entrée des réfugiés sur le territoire hongrois. Un an auparavant, selon l’agence Frontex, plus de 43 000 personnes ont tenté de franchir illégalement des frontières le long de la route des Balkans. C’est 117 % de plus qu’en 2013. En réponse, la Hongrie durcit l’entrée sur son territoire. « Si je devais décrire la Hongrie que j’ai d’abord vue : ce sont des barbelés, des fils de fer ainsi que des policiers. En somme, rien qui ne semble normal », estime Abouzar Soltani. En plus des gardes-frontières, plus de 1500 soldats et policiers ont par ailleurs été déployés dans la zone.
Avec l’aide de sacs de couchage pour ne pas se blesser en passant au-dessus des barbelés, Armin et Abouzar traversent la frontière illégalement. Arrêtés, ils sont par la suite installés dans la zone de transit de Röszke, un camp, à la frontière serbo-hongroise. Ils y vivent avec des familles entre autres syriennes, afghanes et pakistanaises. La zone est divisée en secteurs et chaque famille loge dans un préfabriqué bleu. Celle d’ Armin et Abouzar mesure environ 6 m2 avec une fenêtre. « Armin et moi, nous nous sentions comme des poissons dans un minuscule aquarium », se remémore-t-il.
Rétention sans motif valable
À leur arrivée en Hongrie, les réfugiés doivent attendre dans ces zones de transit le temps de la procédure de demande d’asile. Parfois, ils sont simplement renvoyés de l’autre côté de la clôture. « Chaque matin, les gardes-frontières toquaient à notre porte et nous demandaient “Pourquoi vous ne retournez pas en Serbie ?”, “Pourquoi vous ne retournez pas en Iran ?” », relate Abouzar.
Personne ne peut ni entrer ni sortir du camp excepté des associations sélectionnées par le bureau de l’immigration et de la nationalité chapeauté par le gouvernement. La plupart de ces associations sont rattachées à l’église. Elles prêchent dans le camp et prient avec les réfugiés. Abouzar s’en souvient parfaitement, car c’est à cette époque qu’il se convertit à la religion chrétienne et qu’il crée un lien avec la communauté protestante de Hongrie. « J’avais des a priori sur le pays en raison du traitement des réfugiés, mais j’ai rencontré de très bons Hongrois ainsi », confie-t-il.
À la demande de la Cour de justice de l’Union européenne, la zone de transit de Röszke a été fermée le 24 mai 2020. L’institution a jugé que les demandeurs d’asile étaient retenus sans motif valable et a exigé qu’ils puissent en sortir. « Après 553 jours de détention, cette nouvelle était tellement inattendue, j’ai plié mes bagages en vitesse et nous en sommes enfin sortis », se souvient Abouzar Soltani. « Je n’ai qu’une seule envie à ce moment-là, c’est acheter une glace à mon fils », s’émeut-il. Pour les courses, les réfugiés comptaient sur les travailleurs sociaux, des aliments comme la glace et le jambon étaient interdits. Sa rencontre avec le christianisme est la raison pour laquelle Abouzar Soltani adopte finalement la Hongrie pour pays d’accueil à la grande surprise du Haut Commissariat des Nations unies pour les réfugiés (UNHCR). Sur les 290 personnes avec lesquelles ils vivaient dans la zone de transit, toutes sont parties pour d’autres pays de l’Union européenne, la plupart étaient de confession musulmane. En Hongrie, « les musulmans ne sont pas aimés, donc ils sont partis », glisse le père de famille.
Une politique « toxique et raciste »
Depuis 2015, le gouvernement hongrois se dit en « état d’urgence migratoire », et ceci sur l’ensemble du territoire depuis 2016. En ce sens, les politiques restrictives à l’encontre des migrants ont pullulé. Celles-ci ne concernent pas les réfugiés ukrainiens. La plupart d’entre eux sont accueillis à bras ouverts, depuis l’invasion russe le 24 février 2022. Elles sont le symptôme d’une politique « toxique et raciste qui désirent distinguer les bons et mauvais réfugiés », dénonce Martin Boross, co-auteur de Kolónia. Par ailleurs, « le gouvernement a utilisé le mot « réfugié » au lieu de migrants, car il s’agit de chrétiens blancs », constate le dramaturge.
C’est de cette différence de traitement qu’est née l’idée d’une pièce où s’oppose dans un premier temps une Hongrie accueillante, comme cela a été le cas dans les années 40-50 et dans un second temps une Hongrie répressive depuis 2015. « Je voulais sensibiliser les Hongrois quant au sort des réfugiés maltraités notamment dans la zone de transit de Röszke. Par le biais d’une association d’aide aux réfugiés, The Helsinki Committee, j’ai rencontré la seule famille qui restait : Abouzar Soltani et son fils ». De concert, ils écrivent ainsi la deuxième partie de la pièce Kolónia.
Une vieille terre d’asile
Si à la fin des années 40, les Grecs ont été accueillis à bras ouverts, ce n’a pas été le cas des Afghans, des Syriens ou encore des Iraniens. « Je voulais montrer aux gens qu’ils peuvent être manipulés selon les politiques gouvernementales. La Hongrie a su être chaleureuse avec les Grecs de par sa politique communiste de l’époque et aujourd’hui avec l’extrême droite au pouvoir, des réfugiés sont maltraités », argue le dramaturge.
De fait, la pièce de théâtre se déroule dans une ancienne usine de production de tabac de Budapest qui a accueilli des réfugiés de la guerre civile grecque (1946 à 1949). Deux femmes, nées en Hongrie et dont les parents sont Grecs, accueillent et déambulent avec le public dans les lieux emblématiques de cet ancien lieu d’accueil. Des « köszönöm, köszönöm, köszönöm Magyarország » ( « merci, merci, merci la Hongrie » ) rythment la première partie de la pièce. La Hongrie y est représentée telle une terre d’asile qui « nous a permis d’échapper à la guerre et à la violence », réplique une comédienne.
En deuxième partie de la pièce, l’histoire d’Abouzar et d’Armin détonne. Viktor Orbán et ses discours anti-migrants sont tournés en dérision. Plutôt que des mercis, ce sont des interrogatoires qui marquent, finalement, un traitement différencié selon l’origine. « Pensez-vous que la Hongrie pourrait être une cible des terroristes dans les prochaines années ? » « L’immigration économique, est-elle un danger pour les Hongrois et leur emploi ? ». Des questions auxquelles Abouzar Soltani a dû répondre pour prétendre à l’asile. « À la veille de la première de la pièce, le 10 août 2021, j’ai obtenu mon titre de séjour », termine le réfugié iranien. Il suppute que son adhésion au christianisme a facilité son intégration dans un pays où la religion chrétienne est promue par le gouvernement.
Après une longue déscolarisation, Armin peut retourner à l’école et jouer au foot, son rêve. Lui et son père adoptent la ville de Györ, à une heure de la capitale. Ils vivent dans un appartement qu’une église baptiste leur a octroyé. Abouzar travaille dans un restaurant et tous les samedis, il monte à Budapest pour aider une communauté de réfugiés afghans. C’est aussi l’occasion d’acheter une glace à Armin. L’art a une grande importance pour le père de famille. Réalisation de film et calligraphie l’ont sauvé durant son séjour dans le camp de Röszke et c’est ce qui continue de l’animer.
Paradoxalement, il reste très critique quant à l’immigration et a presque adopté la rhétorique du gouvernement. Très rares sont les réfugiés provenant de Syrie, du Pakistan ou encore de l’Afghanistan qui s’installent en Hongrie. Pour Abouzar Soltani, « c’est entre autres dû à leur avarice, ils préfèrent donc aller en Allemagne ou en France pour profiter d’un système ». En juillet 2020, Viktor Orbán a resserré la vis. Ces réfugiés non désirés doivent désormais soumettre une pré-demande d’asile à l’ambassade de Hongrie à Belgrade, en Serbie ou à Kyiv en Ukraine, ce qui est devenu impossible. D’après les dernières données de l’UNHCR, depuis cette date 12 personnes ont pu entrer légalement sur le territoire Hongrois. Parmi eux 8 ont obtenu le statut officiel de réfugié.