La ville de Tiszaújváros roule toujours sur l’or noir
Baptisée Lénine-ville, puis surnommée Koweït City, cette cité de l’Est de la Hongrie a été construite ex-nihilo au début des années 50. À rebours d’autres villes industrielles socialistes, et grâce à la pétrochimie, Tiszaújváros continue de prospérer.
Trois ronds-points d’où partent trois larges rues parallèles et identiques débouchent sur les deux fois deux voies de la route 35. Voici les contours du centre de Tiszaújváros, située à près de deux heures à l’est de Budapest, en Hongrie. 16 000 habitants y vivent, pour la plupart dans des barres d’immeubles de dix étages à l’ouest de la cité, ou de quatre à l’est. Le ciel est pourtant bien vaste, presque autant que dans les plaines environnantes. Les tours sont bordées d’arbres. Et l’hypercentre coupé en deux par un parc verdoyant, parcouru d’eau. Les logements voisins y sont à peine visibles. « On a mis beaucoup d’argent pour planter des fleurs et développer les parcs », se targue György Fülöp, maire de Tiszaújváros, depuis son bureau surplombant l’espace vert. L’homme de 47 ans, chemise blanche et chaussures de costume noires, est encarté au MSZP, le parti socialiste hongrois. Sa ville est un bastion socialiste au milieu d’une région acquise au Fidesz, la formation du Premier ministre nationaliste Viktor Orbán, largement réélu en avril. Si György Fülöp investit autant dans les infrastructures municipales, c’est grâce à des recettes fiscales « au-dessus de la moyenne nationale ». Tiszaújváros se classe parmi les dix mairies hongroises qui récoltent le plus de taxes, rivalisant avec des municipalités trois fois plus peuplées.
700 hectares de site industriel
L’explication de cette statistique étonnante se trouve deux kilomètres plus au sud. Caché derrière une dense bande de forêt, se trouve le siège des activités pétrochimiques de MOL. Trois lettres pour désigner le géant hongrois du gaz et du pétrole, quatrième entreprise d’Europe centrale par son chiffre d’affaires. À huit heures du matin, un jour de semaine, le flot des voitures qui s’y dirigent est ininterrompu. La première entreprise du pays emploie ici 1200 personnes. Le site industriel s’étend sur 700 hectares, plus de trois fois la surface du centre-ville. Et l’équivalent de mille terrains de football de cheminées fumantes, de tours d’aciers, de vastes hangars, de citernes et d’oléoducs. Comme une ville parallèle, qui fourmille davantage que les rues principales de Tiszaújváros. Son histoire raconte celle du pays. Ancienne néo-cité communiste développée grâce à une industrialisation à marche forcée, Tiszaújváros a pris le pli de la mondialisation et reste florissante, contrairement à une grande partie de l’Est de la Hongrie. On y fabrique depuis 1959 des composés chimiques nécessaires à la production de plastique, d’engrais, de peinture ou encore d’isolants.
Avant cela, les champs de colza qui ceinturent l’usine s’étendaient à perte de vue. Au début des années 50, le régime communiste décide de construire une dizaine de villes industrielles « à partir de rien », détaille Sándor Horváth, historien spécialiste des villes socialistes hongroises. L’objectif est de faire décoller l’économie hongroise et fournir des matériaux et des biens en grande quantité pour faire face à la guerre froide. Les villes nouvelles servent aussi de laboratoire à l’idéal communiste. Le lieu de leur implantation doit remplir deux critères : se trouver à distance des frontières et proche d’une source d’eau, nécessaire en grande quantité pour l’industrie lourde. Tout commence donc le long de la rivière Tisza, affluent du Danube, à l’est de ce qui est maintenant le complexe industriel. C’est là qu’une centrale à charbon est mise en route en 1957. L’électricité étant disponible, la construction des usines d’engrais et de résine synthétique peut commencer. Le site s’étend à toute vitesse. La ville se met à la pétrochimie en 1970, en même temps qu’elle est nommée Leninváros, Lénine-ville en français, à l’occasion des cent ans de la naissance de Lénine. S’ensuit la décennie la plus faste que connaît la ville, qui prendra son nom actuel en 1991, un an après la démocratisation du régime hongrois.
« Fleuron de l’économie socialiste »
C’est à cette époque que Miklós Schwardy commence à travailler dans la centrale à charbon. Il en deviendra ingénieur en chef, puis directeur général jusqu’à sa fermeture en 2011. Miklós habite une maison mitoyenne de plain-pied à la façade de crépi jaune et au toit couvert de tuiles au bord de la Tisza. Depuis les trois marches qui mènent à sa porte d’entrée, le vieil homme raconte, dans un mélange de hongrois et d’allemand, que sa bâtisse est ancienne. Autour, même crépi, mêmes tuiles orangées, même toit bas. Toutes les maisons sont identiques. Elles appartiennent au premier lotissement de la ville nouvelle, construit au début des années 50 au pied de la centrale pour héberger les employés. À l’heure de la sieste, seul le gazouillement des oiseaux rompt le silence. Le quartier, aujourd’hui dépeuplé de ses cols blancs et bleus en activité, sommeille à l’ombre des quatre cheminées en briques rouges noircies de la centrale. À l’image de la population qui réside dans ce pâté de maisons, deux femmes âgées, installées récemment, discutent sur un banc.
À l’aube des années 60, le lotissement se révèle très rapidement insuffisant pour abriter la main-d’œuvre venue de tout le pays. Des blocs d’appartements sont érigés par dizaines dans le but d’héberger, à terme, 40 000 habitants. Mais Leninváros ne sera jamais peuplée davantage que dans les années 80. 20 000 personnes y vivent alors en respectant « un mode de vie socialiste, avec beaucoup d’espaces de vie partagés », décrit Ágota Ispán, qui y a grandi à cette époque. Cette ethnographe a fait de sa ville d’origine son principal sujet de recherche. Comme Sztálinváros (littéralement Staline-ville), ville nouvelle construite sur le même modèle au sud de Budapest, Leninváros devient un « fleuron de l’économie socialiste », résume la chercheuse. Attablée à la terrasse d’un café de Budapest, où elle vit désormais, Ágota se souvient qu’adolescente, elle bronzait sur une plage artificielle construite au pied de la centrale à charbon. L’imposante silhouette de l’usine à électricité faisait alors office de parasol géant. Sous les cheminées, la plage.
Little Koweït
Un temps mises à mal par l’ouverture à la concurrence dans les années 90, les usines implantées localement résistent. Contrairement au secteur de l’acier, la pétrochimie reste épargnée. Le groupe MOL rachète peu à peu le complexe chimique. Tiszaújváros est alors surnommée «Little Koweït» raconte, les yeux rieurs, Barnabás Bitó, le conseiller du maire, qui s’y est installé à cette époque. « On a été plus chanceux que d’autres villes de la région », estime Ágota Ispán. « Tiszaújváros est restée cette ville riche au milieu d’une région pauvre ». Le taux de chômage y est aujourd’hui inférieur à 4 %, quand il atteint les 5,3 % au niveau régional, et même 7,4 % dans la région toute proche de la Grande plaine du Nord. Ce qui fait dire au maire de la commune « qu’ici, le chômage n’existe pas ».
De nouvelles entreprises, comme l’Américain Jabil, spécialisé dans l’électronique, se sont installées à la lisière de Tiszaújváros. Un parc industriel a été construit pour les attirer. Si son entrepôt gris bicolore est plus discret que les torchères de MOL, Jabil emploie 3000 personnes. Ce qui en fait le premier employeur de la ville, avance fièrement le maire, György Fülöp, lorsqu’il passe devant, assis sur le siège passager avant de la camionnette de la ville. Le quadragénaire est un pur produit du coin. Ses parents sont arrivés à Leninváros deux ans avant sa naissance quand son père, ingénieur, a été employé chez MOL. L’ancien directeur de lycée ne cesse de répéter que le contexte économique de sa « cité artificielle » est « très solide ». Son fourgon s’engage dans la rue József Lévay. Cette artère rectiligne sépare les quartiers et les époques. Au sud, les tours résidentielles de l’ère communiste. Au nord, les pavillons individuels, leurs garages et leurs jardinets, construits à partir de la fin des années 80 pour les managers des usines. Aujourd’hui, les cols blancs venus de l’étranger continuent de s’y installer.
Besoin de travailleurs étrangers
Comme le reste du pays, Tiszaújváros n’échappe pas à la pénurie de main-d’œuvre. En dix ans, un demi-million de Hongrois est allé chercher du travail, et des salaires plus élevés, en Europe de l’Ouest. Zoltán Kerekes était l’un d’eux. Le trentenaire a officié en Allemagne, avant de revenir. Désormais chef de projet chez MOL, il ne compte plus le nombre de ses amis partis vivre en Australie, aux États-Unis, en Autriche, en Allemagne ou au Royaume-Uni. Pour pallier cet exode, les usines de la ville font appel à des travailleurs étrangers. Près de 3000 Turcs, Indiens, ou Italiens, construisent une nouvelle usine sur le site de MOL. D’autres, venus principalement de Roumanie et d’Ukraine, travaillent à plus long terme pour Jabil.
L’arrivée de ces nombreux travailleurs a fait augmenter le prix des logements de 20 % en deux ans. Mais « sans eux, pas d’usine ! », tranche Erçağ Bederli, le directeur général du chantier pour Teknokon, entreprise turque missionnée par MOL sur la construction de l’extension. Le ton est le même du côté de la réception en contreplaqué d’un hôtel décrépi de onze étages, face à la mairie. Derrière le comptoir, Sándor Kálmán, 25 ans et l’air juvénile, explique que l’établissement s’apprêtait à mettre la clé sous la porte deux ans plus tôt, faute de touristes. Les contrats passés par les entreprises du chantier pour héberger les travailleurs l’ont sauvé. « Avant on vivait du tourisme, mais il n’y en a plus », se désole Sándor. Ágota Ispán, elle, a une idée. Pour relancer ce secteur, la ville pourrait développer le tourisme autour de son passé communiste. Tous les noms des rues ont été modifiés et les statues soviétiques enlevées quand la ville a été rebaptisée. « Mais Sztálinváros, devenue Dunaújváros, l’a bien fait. Pourquoi pas nous ? », lance l’ethnographe. « En plus, les occidentaux adorent ».