Fragments de vie

Les femmes politiques hongroises en marge du pouvoir

Dans les couloirs du pouvoir hongrois, une nouvelle génération de femmes politiques s’investit au niveau local. Mais à l’échelle nationale, leur peine à se frayer un chemin fait apparaître le poids du rôle traditionnel de la femme hongroise.

Une femme présidente. Le Palais Sándor n’avait jamais connu cela. Sur le balcon de la résidence présidentielle, juché au sommet des collines verdoyantes de Budapest, Katalin Novák affiche un sourire éclatant. Un mois après son élection en avril par l’Assemblée nationale, l’ancienne ministre de la Famille et co-présidente du Fidesz, le parti du gouvernement, prend ses fonctions. À 44 ans, elle accède à un modeste rôle d’arbitre dans un système marqué par la prépondérance du Premier ministre, Viktor Orbán.

En arrière-plan de cette mise en scène politique, le Parlement, dont les tours d’ivoire se reflètent dans le Danube, semble balayé par un vent de fraîcheur. Le pays connaît un engagement sans précédent des femmes dans la vie politique locale. Mais dans l’hémicycle comme dans les rangs de l’exécutif, les politiciennes peinent à s’imposer, malgré les nominations de la Présidente d’une femme à la justice et d’une porte-parole du gouvernement. En effet, pour les opposants de Viktor Orbán, ces nominations s’apparentent davantage à une opération de communication qu’à une véritable révolution des mœurs politiques hongroises.

Au Conseil municipal de Ferencváros, le IXe arrondissement budapestois, la séance se prolonge alors que la lumière se rétracte de la pièce. La fenêtre ouverte ne suffit pas à rendre l’air respirable pour les dix-huit membres réunis depuis 9 heures. Les rires nerveux fusent. La salle est remplie d’hommes, mais présidée par une poignée de femmes. L’hostilité envers la maire indépendante, Krisztina Baranyi, est palpable.

Krisztina Baranyi, maire de Ferencváros depuis 2019. © Magyarpart

« Aucune décision n’a été prise aujourd’hui », commente vertement un représentant, l’air éprouvé, en sortant de la mairie. À en croire les bavardages sur le trottoir en face, Krisztina Baranyi est une figure controversée. « La maire n’est pas acceptée, mais cela n’a pas de rapport avec le fait qu’elle soit une femme », plaisante un autre membre du conseil, qui préfère taire son nom. « Elle est impitoyable », alerte ce même jeune homme.

À cet instant, l’édile fait son apparition et, sans un regard pour ses collègues, s’élance, menton levé, vers le café d’en face. Attablée avec ses fidèles, une croix autour du cou, Krisztina Baranyi relâche un instant son regard insistant. « Les femmes en politique… Ce n’est pas mon sujet préféré. Le féminisme moderne me paraît très éloigné de mes convictions », lâche-t-elle en hongrois du bout des lèvres. Son chef de cabinet traduit ces mots. « Mais elle a tort ! », ponctue-t-il, moqueur. « Mon genre n’a eu aucun rôle dans mon élection », conclut sévèrement la politicienne.

En face d’elle, une de ses collègues fait remarquer la particularité de la municipalité. « En plus d’une femme maire, nous avons une adjointe et une notaire (le haut de la hiérarchie dans une mairie hongroise). Toutes deux ont un assistant », détaille-t-elle avec un sourire en coin.

Un maire sur cinq est une femme

À l’instar de Krisztina Baranyi, près de 700 femmes sont à la tête d’une commune en Hongrie, soit une mairie sur cinq. Une proportion qui a doublé en dix ans. Le pays devance même la moyenne de l’Union Européenne ou de la France. « Les gens accordent davantage de confiance aux femmes qu’aux hommes politiques », assure Andrea Jancsó, élue de la mairie de Ferencváros. Il y a deux ans, elle s’était présentée face à Krisztina Baranyi sur la liste de Momentum, une jeune famille politique aux tendances centristes-libérales. 

Cet après-midi, la représentante aux affaires sociales distribue des dons aux habitants du quartier. Elle se glisse dans une cour humide pour se rendre chez Mónika, résidente du rez-de-chaussée. Un rideau fait office de porte d’entrée, pourtant une épaisse fumée de cigarette stagne dans la pièce. Les deux femmes discutent longuement. « Les hommes politiques sont plus objectifs et se distancient des problèmes, confie la mère de famille. Parfois, ils essayent d’aider, mais font moins de gestes amicaux ».

« Les gens ouvrent la porte plus facilement aux femmes et se confient davantage », assure Andrea Jancsó. © Magyarpart

Au niveau local, les visages féminins sont largement acceptés. « Le travail qu’effectuent ces femmes tient plus du soin que de la politique », théorise Júlia Báko, militante du mouvement « Women for Each Other ». Pour cette trentenaire, ces figures locales sont davantage perçues comme des femmes tenant leur rôle traditionnel, que comme des femmes politiques à part entière. « La Hongrie d’Orbán est un environnement hostile pour le féminisme, complètement alimenté par le gouvernement qui croit au rôle de la femme au foyer », fustige l’activiste.

Cette mentalité est au cœur de la société hongroise. « Les hommes comme les femmes ont des valeurs très conservatrices », soutient la sociologue hongroise Judit Acsády, spécialisée dans les études de genre. Ces dernières ont même tendance à penser que « les hommes sont plus compétents qu’elles », souffle-t-elle. Ainsi, « depuis 1990, malgré les changements de gouvernement, la sphère politique n’a connu aucune amélioration pour les femmes au Parlement ». 

Une vingtaine de députées

Effectivement, la chambre basse hongroise fait pâle figure parmi ses voisins européens. Au sortir des élections d’avril, une vingtaine de femmes sur 199 députés siègent au Parlement, soit une proportion de 14 %. Loin derrière la France, qui compte 38 % de femmes à l’Assemblée nationale, ou encore d’anciens satellites de l’URSS, comme la République Tchèque, qui en recense 25 %.

Une figure se découpe dans l’ombre du Parlement. Ballerines au pied, sac à dos tranchant avec une ample blouse fuchsia, Anna Orosz descend d’un pas léger la rue qui mène à la place Kossuth. À 34 ans, elle vient d’être élue députée Momentum et sort tout juste de sa deuxième session parlementaire. « Notre parti a remporté dix sièges, dont deux attribués à des femmes. C’est vraiment trop peu… », déplore Anna Orosz, hongroise éduquée à Berlin. Même au sein de l’opposition, les figures féminines sont « encore trop rares », juge cette ancienne élue locale du quartier budapestois d’Újbuda.

Anna Orosz à la sortie de sa deuxième session parlementaire. © Magyarpart

Il y a quelques années, la majorité de ses collègues a refusé l’instauration d’un quota fixant un minimum de femmes au sein du parti. Mais « implicitement, la question du genre se pose toujours lorsque Momentum prend des décisions quant à son équipe », assure tout de même la nouvelle députée. Elle-même a été pressée de se présenter sur la liste du parti pour ces dernières élections législatives. « Je ne me sentais pas légitime, je ne voulais pas y aller. Mais lorsque j’ai compris que j’étais la meilleure option, je n’ai pas hésité », souligne-t-elle fièrement.

Exister en tant que femme

À moins de 40 ans, Rebeka Szabó est déjà une habituée du Parlement. Fraîchement réélue, cette députée du parti écologique Párbeszéd, ou « Dialogue », a déjà harangué l’hémicycle entre 2010 et 2014. La parole au débit rêche et rapide, la biologiste de formation se souvient de ses premiers pas dans la vie démocratique : « J’étais bien plus jeune à l’époque. Je faisais partie de la commission à l’agriculture – la seule femme ! C’était une situation très étrange, pas seulement en tant que députée de l’opposition. Je devais faire énormément d’efforts pour exister. Un jour, je me suis emparée de la question de la corruption et là, je suis sortie du rôle de la gentille petite fille ».

En 2012, les vidéos montrent une Rebeka Szabó bien droite, en simple tailleur, dans l’hémicycle doré, assénant Viktor Orbán d’un « Monsieur le Premier ministre, comment pouvez-vous vous regarder dans la glace ? ». Une référence à la distribution très inéquitable des terres agricoles, souvent attribuées à des proches du Fidesz.

Bien plus médiatisée, la députée a préféré passer sous silence sa vie privée, tout particulièrement son divorce. « J’avais un mauvais pressentiment », se rappelle la politicienne engagée, effrayée à l’époque par de possibles attaques politiques et médiatiques. Une stratégie de la discrétion que toutes n’appliquent pas. Durant sa campagne, Katalin Novák a largement joué sur son statut de femme et de mère. Rebeka Szabó n’adhère pas à cette stratégie, même si elle se réjouit de voir une femme accéder à la fonction présidentielle.

Désormais, lorsque Viktor Orbán sera critiqué pour
la faible proportion de femmes au pouvoir,
il pourra brandir le nom de la Présidente.

Júlia Báko, militante féministe à Budapest

Pour la militante Júlia Báko et ses collègues bénévoles, on peut seulement y voir de « l’hypocrisie ». « Désormais, lorsque Viktor Orbán sera critiqué pour la faible proportion de femmes au pouvoir, il pourra brandir le nom de la Présidente ». Júlia Báko le martèle, l’élection de Katalin Novák n’est pas une bonne nouvelle pour les droits des femmes. « Elle représente une idéologie dangereuse », poursuit la militante.

En 2020, alors ministre de la Famille, Katalin Novák avait été le visage de la politique nataliste hongroise. Une vidéo publiée sur son compte Facebook avait provoqué l’émoi. « Les femmes ne doivent pas toujours entrer en compétition avec les hommes », ou « se comparer en permanence avec les hommes en ayant une position et un salaire similaires à eux », avait-elle par exemple déclaré, avant de revenir sur cette prise de parole. Contacté, le service de communication du gouvernement a approuvé le principe d’une interview, mais sous conditions extrêmement strictes.  

La semaine de son intronisation, la nouvelle présidente a multiplié les publications sur Facebook, le réseau social préféré des Hongrois. Dernière annonce en date : la composition de son cabinet. Tout sourire sur la photo, huit hommes, deux femmes.