Identités

Les habits neufs du judaïsme hongrois

À la rencontre de ces jeunes Juifs hongrois qui, engagés dans des mouvements de jeunesse, sensibles à la mémoire de leurs aïeux et résolument tournés vers l’international, font de ce pays d’Europe centrale une place forte du judaïsme.

Aux abords de la synagogue d’Óbuda, sur la rive occidentale du Danube, des chants hébraïques s’élèvent le long des colonnes du lieu de culte juif le plus ancien de Budapest. Ce vendredi, ce n’est pas un Shabbat comme les autres auquel participent cent-soixante jeunes Juifs venus des quatre coins de l’Europe.

Certains portent une kippa orange vif et bleu pâle. Les couleurs de Cteen (Chabad Teen Network), le mouvement de jeunesse juif né en 2014 aux États-Unis qui a élu domicile en Hongrie pour trois jours à l’occasion de sa rencontre annuelle. 

Vendredi 13 mai, devant la synagogue d’Óbuda, les bénévoles de Cteen Hungary étaient sur le pont pour accueillir cent-soixante jeunes. @ Magyarpart

Sur le parvis de la synagogue, les organisateurs hongrois accueillent les délégations d’une vingtaine de pays parmi lesquelles des Autrichiens, des Allemands, des Anglais, des Turcs, des Ukrainiens, mais aussi beaucoup de Français. Ici, on échange en anglais. Un peu plus loin, c’est l’hébreu qui réunit les adolescents.

Des jeunes du monde entier sur les traces des Juifs hongrois

Venu de New-York pour l’évènement, le directeur de Cteen International, le rabbin Shimon Rivkin connaît bien l’histoire des Juifs magyars. « Ma grand-mère maternelle était une juive hongroise. Elle a d’abord fui en Allemagne, avant de rejoindre les États-Unis », se souvient ce quadragénaire, la barbe brune, coiffé d’un haut-de-forme. D’une voix grave, prenant à témoin les deux rabbins français, il reprend : « Dans ce pays où la communauté juive a été si durement frappée par l’Holocauste [600 000 morts], nous sommes venus dire : ces enfants sont le futur de la communauté. »

Figures emblématiques de Cteen International, le rabbin Shimon Rivkin et sa femme Leah Rivkin ont développé le réseau international de Cteen depuis le siège de la communauté Habad dans le quartier de Crown Heights à New-York. @ Magyarpart

Et pour préparer l’avenir, le rabbin Mendy Mottal, responsable de la délégation française, a fait le choix de s’adresser prioritairement à des adolescents qui ne sont pas scolarisés dans des écoles confessionnelles pour ce séjour en Hongrie, quitte à parfois faire des concessions sur l’orthodoxie religieuse. « Tout le monde ne peut pas suivre les prescriptions de la Torah au pied de la lettre mais tout le monde devrait être fier d’être juif », lance le rabbin qui officie dans une mosquée du 13ème arrondissement de Paris.

C’est auprès de lui que Slomó Köves, le dirigeant de la communauté hassidique Habad en Hongrie, réputé pour son prosélytisme, a plaidé pour que la rencontre internationale des jeunes membres de Cteen se tienne pour la première fois en Hongrie. « J’avais initialement pensé au Maroc. Mais on ne peut rien refuser à Slomó Köves », reconnaît Mendy Mottal, un air bonhomme dans sa chemise en lin à manche courte. La Hongrie entend ainsi tenir son rang sur la carte du judaïsme international. 

Arrivés de Toulouse la veille, Daniel, Adam, et Gershom chambrent leurs nouveaux camarades dans un anglais encore balbutiant. Scolarisé en classe de terminale au lycée public Pierre de Fermat, Daniel Assouline, la mèche brune rebelle et de grandes lunettes rondes sur le nez, mène la bande. « J’ai voulu en savoir plus sur l’histoire des Juifs ashkénazes de Hongrie », confie ce jeune séfarade de 17 ans qui se définit spontanément comme « traditionaliste ». Avant de reprendre d’un air canaille, sous l’œil du rabbin Moshe : « On ne va pas sortir un vendredi soir, c’est clair ! ».

Emmenés par le rabbin Chalom Bitton, les huit jeunes de Cteen Toulon prennent la pose devant la grande synagogue de Dohány avant de s’élancer pour la chasse aux trésors dans le quartier juif de Budapest. @ Magyarpart

Au programme du séjour, un mélange de moments ludiques – challenges TikTok, défis culinaires version Masterchef, tournois de foot – et de moments plus spirituels – lecture de la Torah et recueillement devant les fameuses chaussures le long du Danube, rappelant les Juifs assassinés là et jetés dans le fleuve pendant la Seconde Guerre mondiale. 

Cet après-midi, direction le quartier juif de Budapest pour une chasse aux trésors sur les traces des Juifs hongrois. Gershom serait bien tenté de faire une pause gourmande au Mazel Tov, le restaurant israélien branché du quartier juif. Mais pas le temps de s’appesantir, le groupe a rendez-vous avec l’influent Slomó Köves pour un discours solennel. Le rabbin orthodoxe, régulièrement présenté comme proche du Premier ministre Viktor Orbán, a fait le déplacement depuis son siège sur les hauteurs de Buda pour faire passer un message : répandre la foi juive authentique. Son credo depuis son arrivée à la tête de la communauté juive hongroise unie (EMIH) en 2004. L’an dernier, deux nouvelles synagogues gérées par l’EMIH ont ouvert leur porte à Budapest, venant s’ajouter à la vingtaine déjà en activité.

Le chef de la communauté juive hongroise unie (EMIH), le rabbin Slomó Köves s’est imposé comme l’interlocuteur privilégié du gouvernement hongrois, aidant ainsi Cteen à grandir en tant que mouvement de jeunesse de la communauté Habad. @ Magyarpart

Confortablement installé derrière son bureau en bois massif, flanqué de deux chandeliers à sept branches, auréolé d’une large coupole en verre qui éclaire les nombreux dossiers sur sa table, le rabbin en chef de la communauté juive hongroise unie (EMIH) trône sur son fauteuil inclinable. « La Hongrie est un espace culturel très fermé, ne serait-ce que par sa langue. Nous devons travailler à donner une bonne éducation à nos jeunes afin qu’ils puissent créer des connexions avec des Juifs du monde entier », analyse-t-il, une kippa en satin pourpre sur la tête.

L’aggiornamento du judaïsme en Hongrie

Pas sûr que l’uniforme de scout de Misu Dombi, le leader de Hashomer Hatzaïr, cadre avec l’orthodoxie de Slomó Köves. Depuis la fin de la crise sanitaire, l’organisation de jeunesse sioniste de gauche tente de relancer ses activités, forte d’une trentaine de volontaires en Hongrie et d’une présence dans vingt-sept pays à travers le monde.

Dans la cour intérieure de l’Institut culturel israélien où se trouve la permanence de l’organisation socialiste, Misu se prépare à organiser une fête dans la synagogue de Bethlen tér, dans le quartier juif de Budapest, ce vendredi soir. Eux aussi font Shabbat mais dans un style différent. En lieu et place du vin casher habituellement utilisé pour le kiddouch [cérémonie de sanctification d’un jour saint], c’est autour d’un verre de soda que se réunissent les jeunes gens. Ce soir, ces jeunes laïcs célèbrent le jour saint à leur manière, sur des airs de salsa et de bachata. Quelques entorses aux commandements de la Torah que Misu assume pleinement. « Je suis profondément spirituel mais je n’entends pas me plier à la discipline de la religion juive. », sourit le garçon de 23 ans, réceptionniste dans une salle de sport de la capitale hongroise.

Juifs comme non-Juifs, Misu Dombi accueille tous les jeunes sans distinction chez Hashomer Hatzaïr, une organisation de jeunesse juive séculière. @ Magyarpart

À l’âge de 12 ans, c’est un week-end de scoutisme dans la campagne hongroise qui décide Misu à rejoindre les rangs de l’organisation. Depuis, il arbore fièrement une chemise bleu pétrole au col à lacets. Dans son dos, l’insigne de Hashomer Hatzaïr : deux jeunes, la tête découverte, le poing levé au ciel. Et un slogan : « liberté, égalité, fraternité »

L’imaginaire des kibboutz continue d’influencer cette organisation qui fait du sionisme l’un de ses piliers et organise des séminaires en Israël tous les deux ans. À chaque fois Misu est du voyage, pour le plus grand bonheur de sa mère. « Ma mère n’est pas juive. Il n’y a que mon père qui l’est juif mais il ne m’a jamais parlé de mes origines. Paradoxalement, c’est ma mère qui a tenu à ce que ma sœur et moi-même nous rapprochions de notre culture », raconte le jeune homme qui a néanmoins fait le choix de ne pas porter la kippa. « Je ne suis pas suffisamment âgé pour cela », ajoute-t-il d’un air goguenard. 

S’adresser aux jeunes juifs sur les réseaux sociaux

Lui a fait des synagogues en ruine et des cimetières abandonnées son terrain de jeu. Cigarette au coin du bec, casquette gris taupe vissée sur la tête, un détective fait son apparition dans le cimetière juif de la rue Kozma, le plus grand cimetière juif d’Europe avec plus de 300.000 sépultures, situé à l’est de Budapest.

Depuis 2018, Mátyás Király, 25 ans, arpente les lieux de mémoire juifs. L’apprenti archéologue poste régulièrement des photos sur une page Instagram dédiée : Abandoned Jewish Memories. Ses contenus sont suivis depuis l’Amérique du Sud, les États-Unis et Israël par près de 15 000 abonnés. « Encore la semaine dernière, j’ai été contacté par une famille en Australie, rapporte Mátyás. Je les aide à retrouver leurs ancêtres en Hongrie. C’est une sensation indescriptible. Probablement la partie la plus stimulante de mon travail. »

En visite au cimetière juif de la rue Kozma, Mátyás Király se sert de son téléphone comme d’une loupe pour déchiffrer les inscriptions en hébreu sur les pierres tombales. @ Magyarpart

Pour documenter l’histoire des Juifs de Hongrie, le jeune homme a fait le choix de suivre des études à l’Université d’études juives de Budapest. Une décision que ses parents ont accueilli favorablement, mais non sans surprise, tant l’héritage juif de Mátyás avait été laissé en friche au cours de son enfance et avant même sa naissance.

« Mon grand-père maternel était un juif orthodoxe de la petite ville industrielle de Miskolc dans le nord-est du pays qui a survécu à l’Holocauste dans le ghetto de Budapest. Malheureusement, il est mort avant ma naissance », explique Mátyás, qui ne se définit pas comme pratiquant. L’intérêt de l’étudiant pour sa judaïté a entraîné le reste de la famille : « Mon père est chrétien, mais il porte un collier avec les Dix Commandements issus de la Torah et rêve d’aller passer ses vieux jours en Israël ».

En jachère depuis plusieurs années, le cimetière juif de la rue Kozma est devenu le royaume des chevreuils et des renards, ainsi que de quelques archéologues de la mémoire juive comme Mátyás. @ Magyarpart

En marchant dans les hautes herbes du cimetière, sous une pluie diluvienne, Mátyás se fraye un chemin en direction d’une tombe avant de s’agenouiller pour déchiffrer les lettres sculptées sur une pierre tombale. Il est inscrit : Várnai Bela (1908-1993). Un survivant de l’Holocauste donc. Au dos de la pierre tombale, cinq noms et un lieu : Auschwitz. Les membres de sa famille qui ne revinrent jamais des camps de la mort. Mátyás sort une cigarette de son paquet. Quelques pas en silence. Avant de noter sobrement : « La plupart des Juifs de Hongrie ont préféré oublier leurs aïeux juifs. Ils ont été élevés dans l’ignorance du passé. C’est très triste ».

L’aventure commencée sur Instagram se poursuit désormais dans le Centre des archives du la synagogue Dohány pour Mátyás Király. Quotidiennement, le jeune archiviste gravit les escaliers tortueux de l’édifice pour exhumer les dizaines de milliers de documents qui sont entreposés dans ce capharnaüm. Des carnets de déportation, des extraits de naissance, autant de vestiges d’une époque. En signe de respect, Mátyás troque alors sa casquette contre une kippa indispensable pour pénétrer dans la nef centrale de la synagogue Dohány. La mue s’opère à son rythme.