Partizan, le média d’opposition qui s’impose face au gouvernement hongrois
Les vidéos du média hongrois Partizán cumulent les vues sur Internet depuis plusieurs années. Malgré la récente réélection de Viktor Orbán pour un quatrième mandat consécutif, l’équipe emmenée par Márton Gulyás, un comédien au passé d’activiste de gauche, est plus déterminée que jamais à permettre le débat d’idées dans un pays sous tutelle de la propagande gouvernementale. Immersion le temps d’une après-midi de live dans leur studio en banlieue de Budapest.
Les tasses de café jonchent la table ou s’empilent dans l’évier. Les uns fument une clope accoudés au rebord de la fenêtre. Les autres bavardent affalés dans un sofa en cuir usé jusqu’à la corde. Un chien se balade, renifle quelques magazines posés sur la table basse. Dans cette pièce ambiance loft, seuls quelques écrans d’ordinateurs et une table de mixage sont là pour rappeler que nous venons de pénétrer dans les studios de la chaîne YouTube hongroise Partizán. Avec 291 000 abonnés, le média est le plus suivi sur Internet et l’une des rares sources indépendantes d’informations dans le pays dirigé d’une main de fer par le national-conservateur Viktor Orbán, réélu le 3 avril 2022 pour un quatrième mandat de suite.
«Ici, c’est la régie… et la cuisine», lance Ági, l’assistante de production, sourire discret aux lèvres. De l’autre côté du mur, les techniciens ajustent quelques réglages en plateau. Une relative tranquillité règne dans cet entrepôt de briques rouges délabré de la banlieue de Budapest. On est pourtant à un peu moins de trente minutes du générique de l’émission du jour, Spartacus. A 18 heures, Marton Gulyás, fondateur et animateur de Partizán, s’installera dans son fauteuil en velours côtelé et prendra l’antenne pour une heure de live. Il décortiquera l’actualité de la semaine, s’interrogera sur la politique menée par le gouvernement, analysera les grands enjeux économiques et sociaux en compagnie d’experts, à la manière des late night show à l’américaine qui inspirent ce comédien de profession.
«Marci» maîtrise l’exercice qu’il s’apprête à réaliser à la perfection
Mais ça, ce sera à 18h. Pour l’heure, Márton Gulyás vient d’arriver au studio. Short, T-shirt et baskets Nike aux pieds, le grand gaillard de 35 ans discute avec les membres de son équipe, mâche son chewing gum tout en feuilletant un magazine, rigole un peu entre deux notifications Twitter. Après un passage en plateau pour répéter son texte et modifier à la marge quelques phrases sur le prompteur, retour en loge pour un changement de tenue et une légère touche de maquillage. Il est 17h55. iPad et cahier de notes sous le bras, Márton Gulyás est prêt à s’installer dans ses habits de présentateur. Mais pas avant d’avoir aidé l’un de ses employés à régler les freins de son vélo.
De fait, «Marci» maîtrise l’exercice qu’il s’apprête à réaliser à la perfection. Lui avance l’efficacité de son équipe éditoriale, composée de six collègues issus du monde du spectacle (comme la plupart des employés de Partizán), à qui il accorde une totale confiance et dont on comprend qu’elle joue un rôle crucial dans sa préparation. «Ils épluchent la presse, tout ce qui passe à la télé, c’est eux qui écrivent les scripts, suggèrent des questions pour les nombreux invités qui se succèdent sur la chaîne», explique dans un anglais presque parfait la personnalité médiatique, connue dans tout le pays. Sans oublier les podcasts qu’ils conseillent à leur employeur. Le dernier en date : «This American Life» (de la radio publique NPR), que le trentenaire trouve «éclairant». Les médias anglo-saxons constituent le gros des lectures de Márton Gulyás, citant pêle-mêle Politico, The New Left Review, The New Yorker. Une façon très occidentale de suivre l’actualité, qui s’en ressent par moment dans le traitement de certains sujets comme l’embargo sur le pétrole et le gaz russe débattu en ce moment au niveau européen.
Des moyens techniques dignes de chaînes de télévision régionales
Il est 18 heures. Le voyant lumineux sur le dessus de la caméra centrale s’est allumé pour indiquer le passage au direct. Le changement d’ambiance est immédiat. Le sourire laisse place au sérieux. Le présentateur s’engage dans un monologue de quelques minutes sur les récents faits d’actualité. «Le nom de Katalin Novák vous dit certainement quelque chose», annonce-t-il en référence à la première présidente de la Hongrie, fraîchement investie. Márton Gulyás pose ses mots et suit son prompteur.
Face à lui, quatre personnes s’affairent aux lumières, au son et derrière les caméras. En régie, le réalisateur et ses assistants s’activent pour ne manquer aucun plan. On est loin des premières vidéos que Márton Gulyás a pu tourner dans sa «minuscule chambre de son petit appartement» budapestois au milieu des années 2010. C’est désormais une véritable équipe professionnelle qui est à la manœuvre. Avec un budget annuel d’un peu moins d’un million d’euros, la société Partizán a les moyens de louer des bureaux en centre-ville et ce studio, avec ses deux plateaux dotés de moyens techniques dignes de chaînes de télévision régionales françaises.
De chaîne YouTube à véritable boîte de production
Derrière l’une des caméras, Panni, 22 ans. La jeune femme sourit quand elle explique pourquoi elle a choisi de travailler à Partizán, «dans une ambiance familiale, avec l’impression d’aider la société à mon échelle». Comme beaucoup d’autres, elle a rejoint l’aventure au cours de l’été dernier. Car Partizán ne cesse de s’agrandir depuis sa création en 2017. C’est lors des premiers confinements liés au Covid-19 que la chaîne a véritablement décollé, notamment grâce aux interviews-fleuve (tirant parfois jusqu’à quatre heures!) menées par Márton Gulyás avec des personnalités publiques. Si bien que Partizán est désormais devenu un forum de discussion national, où l’on prône le débat d’idées (malgré le boycott du gouvernement, qui continue de décliner les demandes d’interview, même si certaines personnalités liées au pouvoir se sont prêtées au jeu). La popularité de Partizán est telle que Márton Gulyás emploie aujourd’hui près de 50 personnes. L’équipe développe des documentaires et travaille même à une sitcom. Si bien que son fondateur l’envisage désormais davantage comme une «maison de production» qu’une simple chaîne YouTube.
Conscient de la tâche qui lui incombe, Márton Gulyás s’adresse à ses interlocuteurs en véritable homme du petit écran. Le trentenaire élancé (1m90) au passé d’activiste de gauche, qui s’est fait connaître après une arrestation musclée en 2017, considère abattre «un travail journalistique, mais je ne me considère pas comme tel». Son ambition : transmettre l’information et permettre le débat d’idées dans un «environnement politique hostile». Il l’assure : «Partizán, c’est un alternative, une plateforme d’idées». Qui sont «forcément politiques», mais Márton Gulyás insiste sur le fait qu’il ne milite pour aucune formation politique et préfère son indépendance. Sur ce point, il accepte volontiers la comparaison avec le média de gauche libérale américain Vox, «même si les circonstances ne sont pas tout à fait les mêmes».
S’il nous arrivait quelque chose, cela renforcerait notre crédibilité
Márton Gulyás
Car Partizán est l’un des rares médias d’opposition à s’être frayé un chemin dans le paysage médiatique hongrois, milieu où les proches du Fidesz ont d’ordinaire la mainmise. Dans ce climat anxiogène, impossible pour Partizán de diffuser ses émissions et décryptages d’actualité sur les ondes hertziennes. Seule planche de salut : Internet et la plateforme américaine YouTube, où sont mises en ligne six vidéos par semaine. «Pour l’instant, nous n’avons aucun souci», explique Márton Gulyás, qui se sent protégé en ligne. Lui et son équipe ne se disent d’ailleurs pas particulièrement inquiets pour la suite malgré la réélection triomphale de Viktor Orbán. «Parce que s’il nous arrivait quelque chose, cela renforcerait notre crédibilité», affirme-t-il comme pour se convaincre. Il n’en reste pas moins lucide sur sa relative fragilité, face aux «pressions économiques et administratives» auxquelles il s’attend de la part des autorités au cours des quatre prochaines années. «Le seul problème que nous pourrions vraiment avoir, c’est de devenir ennuyeux», estime le fondateur.
Pour l’heure, Partizán continue de séduire et est financièrement à flot. Márton Gulyás n’en fait pas étalage mais il dirige en réalité la plus grande organisation à but non lucratif du pays. «Je croise les doigts pour que ça continue», confie-t-il. 50% du budget de Partizán provient de bourses et subventions de fonds étrangers (notamment américains) ou d’importants donateurs hongrois anonymes. Le reste provient des vues sur Internet, des quelque 5 000 abonnements de soutien sur le site de financement participatif Patreon, de merchandising et de micro-donations.
Séduire un public rural désinformé, un enjeu de taille
La suite ? Márton Gulyás souhaite continuer à développer son empire et surtout toucher un public plus large dans le pays, et même au-delà. Un véritable challenge, alors que la population rurale est particulièrement exposée à la propagande du Fidesz, le parti au pouvoir. Conscient de cette difficulté, Partizán a mis les petits plats dans les grands à l’occasion de la dernière campagne électorale. En plus d’avoir déployé un important dispositif au soir des résultats, l’équipe s’est déplacée un peu partout dans le pays à bord d’un immense camion rouge vif pour promouvoir le débat politique. La tournée a été financée à hauteur de 93 000 euros par l’ONG américaine National Endowment for Democracy (NED), proche du philanthrope américain d’origine hongroise George Soros, bête noire de Viktor Orbán.
Mais cela n’a pas suffi face à la force de frappe des médias inféodés au Fidesz. La clope au bec sur le rooftop du studio après l’émission, Donát, le réalisateur, confirme que l’aventure Partizán est un challenge. «On souhaite éduquer la population à des sujets comme le féminisme, la situation des Roms. Ce n’est pas facile mais on y croit… On continue d’y croire». Comme tous ici, le jeune homme de 22 ans fait partie de la frange la mieux informée de la population. Il revient de deux ans passés en pensionnat au Canada, «un pays relativement différent» qui lui a donné une autre vision de la démocratie. Qu’il se voit bien promouvoir ici, chez lui.