La culture rom ne se cache plus
La population rom est la plus importante minorité en Hongrie. Marginalisée, discriminée dans tous les domaines, une part de cette population souhaite affirmer son identité culturelle, à l’image de la marque de mode Romani Design et du média rom Dikh TV qui dans leur atelier comme dans leurs studios veulent valoriser cette culture.
Ici, la Madone c’est elle. Vêtue d’une robe aux roses rouges, Erika Varga vit dans une véritable maison de poupée dans le XVIe arrondissement de Budapest, à l’Est du centre-ville et du Danube. Les murs y sont roses, les fleurs présentes un peu partout. Avec sa soeur Heléna Varga, elle a fondé en 2010 la marque de vêtements Romani Design. Celle-ci se revendique comme étant la première marque de mode rom au monde. Leur imposante maison familiale est à la fois leur showroom et leur atelier de confection. Elles reçoivent leurs clients sur des canapés colorés. La pièce est ornée d’un énorme lustre en cristal éclairant les différents modèles de leur collection. « Ma soeur et moi, travaillions avant dans les bijoux et nous voulions moderniser la mode rom. Cette marque est avant tout un moyen de montrer que notre culture est riche et que nous sommes capables de créer de belles choses en accord avec les tendances du moment », explique la quinquagénaire, enjouée à l’idée de raconter l’histoire de son projet.
Une marque dans l’ère du temps
Pour créer ses différentes pièces, Romani Design récupère des tissus auprès d’amis, de familles. « Rien ne se perd ici, les chutes de tissus servent pour les objets plus petits. Nous ne voulons pas faire de la mode jetable » détaille Heléna Varga, longs cheveux noirs attachés, au moment de rentrer dans la partie atelier de leur demeure. Des chutes de tissus sont présentes aux quatre coins de la pièce, trois machines à coudre sont chargées de confectionner les différents modèles de robes, jupes, sacs etc. La marque développe aussi ses propres tissus grâce à des graphistes. Le parti pris ici, proposer des pièces faites à la main et sur commande, avec un délai d’environ trois semaines. Comptez un peu plus d’une centaine d’euros pour une robe et une cinquantaine d’euros pour un haut. Des prix élevés pour le pays que Romani Design justifie par la qualité et le savoir faire artisanal. Les deux soeurs refusent d’établir des collaborations avec d’autres marques pour ne pas dénaturer l’ADN de leur travail.
Les motifs floraux traditionnels des robes roms sont omniprésents au sein des différentes collections de la marque, de même pour les couleurs vives et les références à la Vierge Marie (Madone). Les deux soeurs sortent un à un d’immenses rouleaux de tissu, qu’elles déplient sur une table. Pour la nouvelle collection, Erika a fait le choix de changer le visage de la Vierge par celui de sa grand-mère, coiffé de fleurs. « C’est une manière de faire honneur à l’endroit d’où l’on vient, d’être fier de ses racines. Peu de familles roms pensent qu’il faut montrer sa culture. », confie-t-elle.
« Changer le regard sur les Roms »
La mode n’est pas le seul secteur qui tente faire évoluer les mentalités. Les médias aussi. La chaîne de télévision Dikh TV tente de partager la culture rom. Le média a d’abord été une chaîne Youtube de clips musicaux avant d’arriver sur l’antenne nationale. Aujourd’hui, Radu Morar, un homme d’affaires roumain partage la direction du média avec Marianna Schatzné Kovács, une proche du Fidesz, le parti au pouvoir. En janvier dernier, Dikh Rádió est née. La radio rom est principalement active le matin et diffuse de la musique le reste de la journée. Un seul studio permet d’enregistrer les différentes émissions de télévision. Les murs aux couleurs vives intensément éclairés accueillent le mercredi et le jeudi soir l’émission la plus populaire de la chaîne, « Csumidav Tume » (bises à tous en tzigane). Elle est diffusée en direct de 19h à 21h. Sa présentatrice, Szabina Borók, 26 ans, a été repérée sur les réseaux sociaux par le directeur des programmes, Lóránt Sárközi. Elle représente l’idéal de beauté rom. Faux ongles longs aux couleurs vives, chevelure soyeuse et parfaitement lisse, maquillage prononcé, habits colorés etc. Szabina apparaît elle-même dans un clip au moment du générique.
Le show démarre. Debout, seule en plateau, elle reçoit des appels vidéos via WhatsApp de téléspectateurs. Lóránt est chargé de les trier en amont. « À chaque émission je reçois environ 1 000 appels, une vingtaine seulement passeront à l’antenne », lance-t-il. Szabina discute avec chaque téléspectateur durant une trentaine de secondes puis celui-ci choisit un clip à diffuser. La chanson est forcément de la musique tzigane, interprétée en hongrois ou en rom. En régie, la majorité des techniciens n’est pas d’origine rom mais tous dansent durant l’intégralité de l’émission au rythme de sonorités traditionnelles revisitées à la sauce pop.
« Dikh TV a gardé l’attrait pour la musique de ses origines sur Youtube. Nous, les Roms, avons cela dans le sang. Certains, parfois ne savent ni lire, ni écrire, mais ils savent reconnaitre une note de musique », indique Szandi Minzari, présentatrice de l’émission Zsa Shej sur Dikh TV. Installée à son bureau, vêtue d’une robe blanche et dorée, la jeune femme jette régulièrement un coup d’oeil à Lóránt pour s’assurer de la bonne tenue de ses propos. « De manière générale, nous voulons changer le regard sur les Roms », ajoute-t-elle. Le slogan de la chaîne exprime sa motivation principale : « Sur les Roms mais pas que pour les Roms ». La jeune femme est à moitié tzigane par son père. « Les non-Roms nous voient comme des fainéants, qui vivent en marge de la société et ne sont bons qu’à faire des enfants ou à toucher les allocations. J’ai trois diplômes, je suis la preuve qu’ils ont tort », juge-t-elle, lassée.
Une tension encore très présente
Les Roms sont en Hongrie depuis six siècles environ, ils possèdent la nationalité hongroise et sont magyarophones dans leur grande majorité. Ils sont environ 800 000 dans un pays qui compte près de 10 millions d’habitants. Plusieurs exemples lors des dernières années illustrent ce rejet et ce racisme dont ils sont victimes. Entre 2004 et 2017, dans le village de Gyöngyöspata, à l’est de Budapest, des jeunes Roms avaient été placés dans des classes séparées des autres enfants et n’ont ainsi pas pu bénéficier de la totalité de l’enseignement administré par l’école. En septembre 2019, la Cour Suprême Hongroise a indemnisé une soixantaine de familles à hauteur de plusieurs milliers d’euros pour le préjudice subi. Ce à quoi le Premier ministre, Viktor Orbán avait répondu pour faire réagir les nationalistes d’extrême droite : « Si je vivais dans ce village, je me demanderais comment il est possible que des membres d’un groupe ethnique qui vivent avec moi dans la même communauté reçoivent une telle somme d’argent sans l’avoir gagné, alors que je me tue au travail toute la journée ».
Aujourd’hui, Szandi veut sortir de l’image de honte et de peur qu’ont les générations avant elle. « Je souhaite pouvoir m’affirmer comme Hongroise et comme Rom. Je veux que les Roms ne se cachent plus, qu’ils puissent parler fort au restaurant si ça leur chante ». La jeune femme se souvient de la peur qui régnait chez les Roms après les événements de 2008/2009. Une série d’attaques à la grenade, au fusil et au cocktail Molotov avaient été commises par quatre néo-nazis dans différents villages du nord-est du pays, faisant six morts et cinq blessés.
Face à ce rejet, à cette violence constante, Romani Design tente de réconcilier deux populations qui ont toujours vécu ensemble. L’une de leurs robes les plus connues est fabriquée à partir d’un motif traditionnel bleu de l’art folk hongrois au sein duquel des incises de tissus roms ont été cousues afin de réconcilier symboliquement les deux peuples. La marque s’impose dans le monde artistique de la capitale hongroise. Elle a signé cette année un partenariat avec le Musée d’Arts appliqués de Budapest. Baptisée En circulation, l’exposition qui s’est tenue jusqu’en janvier dernier, comportait de nombreux objets de familles ainsi que les plus belles pièces de la marque. « Nous sommes si fières de pouvoir partager cette reconnaissance honorable avec nos communautés. Notre travail peut apporter une empreinte à l’art contemporain du pays, que les générations futures pourront également connaître », rapporte Erika Varga. Heléna Varga s’amuse parfois du regard méprisant de certaines personnes à l’égard des Roms : « Les gens ne se rendent pas compte mais ils connaissent nos motifs, notre culture, il suffit de regarder Dolce & Gabbana, Versace ou même Dior. Ils se sont inspirés de notre culture ».
Au-delà des frontières
L’objectif de Dikh TV et de Romani Design est aussi de parler aux populations roms des autres pays et de démonter les clichés à leur égard partout dans le monde. La chaîne de télévision développe un programme d’une vingtaine de minutes appelé Visegrádi Roma Magazin. Chaque numéro donne un aperçu des conditions de vie des Roms dans les autres pays (Slovaquie, Roumanie, République tchèque etc.) à travers dix thèmes, tels que l’éducation, la langue, la situation sociale ou le monde du travail. Le directeur des programmes de Dikh TV, M.Sárközi, veut sortir du tout musique de la chaîne. Non-Rom, il a travaillé pendant près de trente ans dans différentes radios et télés du pays. « Nous développons de plus en plus les programmes d’informations. Nous avons un journaliste qui se rend dans les rues de la ville et interroge les gens sur la culture rom par exemple. », évoque-t-il, une longue cigarette roulée à la bouche.
La marque des soeurs Varga se félicite de ne pas toucher uniquement des clients roms : « Nous vendons principalement sur internet. Environ 40% des clients que nous avons sont Roms, le reste ne l’est pas, ils travaillent dans l’art, la mode etc. » Alors que la marque est encore peu implantée (seule la maison des Varga est un point de vente), elle participe chaque année à des fashions week où se croisent les meilleurs créateurs internationaux (Vienne, Kuala Lumpur, Lisbonne, Bruxelles…) La marque a aussi organisé des défilés dans l’ambassade hongroise à Delhi (Inde). L’occasion de revenir aux racines indiennes des Roms.
Au-delà de ce « soft power », Romani Design veut s’attaquer au problème de fond en partie responsable de la marginalisation des Roms : l’accès à l’éducation. Pour cela, Erika et Heléna mènent le « Berhida Project ». Dans leur ville natale, à Berhida, au sud-ouest de la capitale, les deux femmes souhaitent ouvrir un centre culturel rom dédié à la musique, à l’éducation et à l’art. Afin de former adultes et enfants, les soeurs Varga quitteront un temps leur maison de poupée colorée dans laquelle elles ont bâti leur renommée pour tenter de prouver que la plus grande minorité hongroise a les mêmes chances de réussite que les autres.