Auróra, un centre culturel en milieu hostile
Dans le quartier populaire du 8e arrondissement de Budapest, une maison en pierre dénote : un drapeau LGBT trône au-dessus de la porte d’entrée d’Auróra. Ce centre culturel, bien connu des Hongrois progressistes, s’attire les foudres de l’extrême droite.
18 h 40, deux jeunes hongrois s’affairent pour mettre en place les chaises dans « la grande salle » entre deux gorgées de bière. Auróra est niché au cœur du 8e arrondissement de Budapest, dans la rue éponyme. Ce jeudi soir, la maison en pierre accueille une conférence sur l’euthanasie, interdite en Hongrie. László Nemes, philosophe, bière à la main, fait face à une vingtaine de personnes. Plutôt jeune, le public n’hésite pas à débattre avec l’hôte de la soirée. L’homme parle de Nietzsche et de Camus, de la notion de libéralisme et celle de chrétienté.
De tels événements sont légion dans ce lieu, mélange de centre culturel et de bar associatif. Il n’y a pas vraiment d’étiquette. Une chose est sûre, c’est affiché dès l’entrée : c’est un « endroit libre ». Pour entrer, il faut franchir une lourde porte en fer tapissée d’autocollants, au-dessus de laquelle trône un drapeau LGBTQIA+. Premier signe qu’ici on ne sera pas d’accord avec le gouvernement : il y a un an, une loi interdisait de parler d’orientation sexuelle dans les écoles.
À l’entrée, un couloir sombre rejoint une cour protégée par des arbres et des tôles en plastique transparent. Les tables et les chaises sont dispersées dans cet espace confortable aux murs peints de toutes les couleurs. Un escalier de quelques marches mène à l’intérieur. Au bar, même les robinets sont recouverts d’autocollants. Derrière le comptoir, Berta, blonde, les yeux clairs, des boucles d’oreilles en bois, essuie un verre. La jeune femme de 26 ans a obtenu un emploi de serveuse ici. Sa famille soutient le gouvernement, pas elle. Avec le résultat des dernières élections remportées par Orbán et le parti nationaliste Fidesz, la hongroise se dit « un peu dévastée ». « Nous savions qu’il n’y avait qu’une petite chance » que la coalition d’opposition gagne, regrette-t-elle, un regret dans la voix.
Accoudé de l’autre côté, Benjamin, 24 ans, client fidèle, est un de ses amis. Lorsqu’on lui demande pourquoi il aime cet endroit, il précise que ce centre culturel est le dernier du genre à Budapest. «Le gouvernement a fermé beaucoup de bars, raconte-t-il. Et étrangement, ce sont toujours des bars étiquetés à gauche». Quant à son propre engagement, il reste flou : « Pour l’instant je ne prends pas part aux combats qui se jouent ici, mais peut-être un jour », souffle-t-il en évoquant les ONG de l’étage d’au-dessus.
Auróra, politique malgré lui
Au dernier étage, des ONG louent des bureaux. Un homme discute avec un jeune couple. Il termine son verre et range son ordinateur dans son sac à dos avant de partir. C’est un des membres de Utcajogász Egyesület, l’association des avocats de rue. Ils aident ceux qui n’ont pas les moyens de s’offrir une défense devant la justice. Droit des femmes, des pauvres, des Roms, écologie, sensibilisation au VIH… l’espace est autant dédié aux clients qu’aux luttes associatives.
D’ailleurs, ce jeudi soir, Eszter, femme d’une trentaine d’années aux longs cheveux blonds et bouclés, est attablée dehors avec un autre membre de l’association Food not bombs. Leur but : donner à manger aux SDF. Ils cuisinent dans les locaux d’Auróra, car les prix sont très abordables. Seulement 20 000 forints charges comprises, soit 52 € par mois, pour l’utilisation de la cuisine et d’un espace de stockage. Ailleurs, Eszter estime que l’association aurait payé 2 à 3 fois plus. « C’est une participation symbolique, et nous en sommes très reconnaissants » affirme la hongroise à l’anglais presque parfait, alors que sa cigarette vient s’écraser dans le cendrier.
La plus connue de toutes les ONG présentes dans les murs d’Aurora, c’est Budapest Pride, l’association de défense des droits des personnes LGBT. Elle est en charge du mois des fiertés, en juillet. Eszter dit redouter que « quelque chose » n’arrive. L’année dernière, à cette même période, un groupe d’extrême droite est entré dans la petite cour ombragée pour crier aux clients homosexuels d’aller consulter un médecin. D’ailleurs, le drapeau LGBT de la façade a été brûlé, et souvent volé. La dernière fois, c’était il y a quatre mois.
On a négocié avec Auróra, on essaye d’engager un dialogue
Gabor Erós, maire adjoint du 8e arrondissement de Budapest
et non plus de les menacer d’expulsions comme la précédente municipalité.
En plus des menaces extérieures, les membres d’Auróra se méfient de leurs voisins. Le huitième arrondissement de Budapest est un quartier traditionnellement résidentiel et familial. Sauf qu’un bar implique des nuisances, parfois mal supportées par les riverains. De 2016 à 2019, la municipalité du huitième arrondissement était aux mains de Sára Botond, membre du Fidesz. Quand les voisins du bar se plaignaient, le gouvernement local s’en servait pour menacer Auróra d’expulsion, se souvient le maire adjoint du 8e arrondissement, Gabor Eróss. En 2019, András Pikó, homme politique de gauche, a remporté la mairie et a affirmé son soutien au bar menacé. La municipalité actuelle a engagé une médiation entre les habitants du quartier et le centre culturel du 11 de la rue pour essayer de résoudre ces conflits. Selon plusieurs employés d’Auróra, il n’était pas rare de recevoir de nombreux projectiles dans la cour intérieure : pierres, œufs, et même excréments de chiens. Gábor Erőss, le maire adjoint, explique : «On a négocié avec Auróra, on essaye d’engager un dialogue et non plus de les menacer d’expulsions comme la précédente municipalité ».
Tensions dans le voisinage
Des compromis ont été faits : Auróra fermera à minuit au lieu de quatre heures du matin, un vigile surveille l’entrée et des panneaux isolants en polyester noir ont été posés sur les murs de la cour pour atténuer le bruit. Mais Gábor Erőss le reconnaît, ce n’est pas suffisant. « Il y a encore des voisins qui ne sont pas satisfaits. D’autres sont hostiles pour des raisons idéologiques, souffle-t-il. Ça les exaspère d’avoir un centre communautaire avec des tziganes, des homos… »
À Auróra, Erik travaille sur son ordinateur assis à une petite table en bois. Le comptable du centre note un apaisement de la situation : « La nouvelle municipalité a normalisé les relations avec les riverains. Ils peuvent m’appeler à chaque problème… et ils le font ! », ironise-t-il. La dernière fois, c’était ce week-end, lors d’un atelier de cuisine vegan pour les enfants, organisé dans le jardin du bar. «Une de nos voisines était assez énervée et m’a appelé. Elle ne voulait pas sentir les odeurs de cuisine, les bruits joyeux que faisaient les enfants… C’est compliqué de répondre à ce genre de plainte », raconte grand brun, l’oreille percée d’un anneau en argent. Le jeune homme de 29 ans reste tout de même prudent, le centre communautaire n’est pas complètement accepté dans le quartier : « Nous n’avons pas de relations amicales, mais c’est ok ».
On nous accusait de former des agents de Soros,
Daniel Mayer, le « story teller »
comme si on en avait les moyens !
Depuis 2006, c’est Sirály (une mouette, en français), un centre culturel orienté à gauche, qui se dressait au 11 de la rue Auróra. En 2013, il ferme pour des raisons politiques, selon Daniel Mayer. Ce dernier était un membre actif de cet endroit, mais depuis, c’est au nouveau centre qu’il donne de son temps. Impossible de savoir quel est son rôle exact, Berta nous le présente comme le « story teller », celui qui connaît toutes les anecdotes. Armé d’un grand verre de limonade et d’un café crème, il explique que les heures sombres d’Auróra commencent en 2015. Avec la crise migratoire en Europe, l’endroit s’organise pour aider les réfugiés. Ces actions sont financées par un groupe à but non lucratif lui-même financé par la fondation Open Society de George Soros. Le milliardaire, tout à la fois hongrois, états-unien et juif, devient le bouc émissaire du Fidesz.
Rapidement, Auróra est surnommé « le club de Soros ». « On nous accusait de former des agents de Soros, comme si on en avait les moyens ! », ironise le trentenaire en remontant ses lunettes sur son nez. Jusqu’en 2019, l’endroit subit les pressions du gouvernement qui l’accuse par exemple de falsifications de documents officiels. Résultat : deux mois de fermeture administrative. Le juge innocentera les responsables d’Auróra. Cet épisode a marqué les esprits et creusé les comptes du bar associatif. Sans clients, pas d’argent pour cet endroit entièrement financé grâce aux bénéfices du bar.
Si aujourd’hui Auróra est plus ou moins épargné par les pressions gouvernementales et les plaintes du voisinage, son avenir est incertain. Daniel est inquiet : le contrat de location des lieux se termine dans trois ans. Si le propriétaire, un mystérieux autrichien dont personne n’a voulu nous donner le nom, décide d’augmenter le loyer, les fonds ne suivront pas. Il s’interroge : « Et quand bien même, je ne sais pas si on aura encore assez d’énergie pour tout ça dans trois ans ». La raison de ce découragement ? Ce que Daniel appelle « les récents événements » : la réélection d’Orbán à la tête du pays, synonyme de défaite pour les membres d’Auróra et ses idéaux.