Le dortoir István Bibó, fils rebelle du Fidesz
Dans leur grande maison moderne, située dans les collines de Buda à Budapest, les soixante-six étudiants hongrois du collège professionnel István Bibó vivent de manière autogérée et cultivent des valeurs libérales. Un engagement politique étonnant pour ce dortoir mythique où le parti du Premier ministre, Viktor Orbán, a été créé en 1988.
Malgré son histoire, trouver des jeunes pro-Fidesz dans les couloirs du collège professionnel István Bibó n’est pas une mince affaire. Il y a près de 35 ans, ses membres ont créé le Fidesz, le parti conservateur et nationaliste de l’actuel Premier ministre, Viktor Orbán. Pourtant, les étudiants du Bibó István Szakkollégium, qui gèrent eux-mêmes leur dortoir, n’ont pas suivi la voie du parti qui a fait la renommée de leur collège.
Un mardi soir habituel. Il est bientôt minuit. Depuis trois heures, les «Bibósok» ont réuni leur assemblée. Ce genre de réunion n’a rien de surprenant. Ici, toutes les décisions se prennent collégialement. Ce sont les étudiants qui décident de tout : choix des cours, achats nécessaires pour le dortoir, professeurs invités en conférences, événements organisés. La démocratie est le principe fondamental qui anime ces étudiants. Le fonctionnement du dortoir, ces jeunes le comparent à celui d’un pays démocratique. «Les décisions sont prises en communauté : l’assemblée des étudiants, c’est un peu notre parlement et le bureau, l’équivalent du gouvernement», s’amuse Norbert, un des membres du collège.
L’heure du vote. Les bras se lèvent. À l’ordre du jour : l’élection du nouveau bureau étudiant qui prendra les rênes du dortoir à la rentrée prochaine. À la majorité, les membres du collège, réunis dans la grande salle du sous-sol, s’accordent pour élire Dániel nouveau président du bureau, l’organe décisionnel du dortoir. Devant l’Assemblée, l’étudiant en droit de 21 ans, chemise verte sur le dos, vient de livrer son discours de candidature. Après sa prise de parole, Soma, 23 ans, l’interpelle calmement sur ses propositions. Côté scène, le président et les membres du bureau actuel, écoutent les interventions avec attention. Au collège professionnel István Bibó, on discute de tout et tout le temps. «Les valeurs principales du collège sont la démocratie, la communauté et l’amitié», explique Soma, le sourire aux lèvres.
Le Bibó István Szakkollégium, nommé d’après István Bibó, grande figure politique d’opposition au régime soviétique et auteur de l’ouvrage Misère des petits États d’Europe de l’Est, est l’un des cent trente collèges professionnels de Hongrie. Ces dortoirs sont des lieux d’éducation privilégiée où les étudiants disposent d’une formation supplémentaire de celle dispensée à l’université. Soixante-six jeunes de 18 à 25 ans vivent dans le grand bâtiment de quatre étages situé sur les hauteurs de Buda, à l’ouest de la ville.
Le sous-sol de la grande maison, lieu de réunion des assemblées, garde des vestiges de l’histoire. Les deux rangées de vieux fauteuils en tissu beige, usés par le temps, installés aux premiers rangs, en témoignent. «Ces sièges sont un peu les célébrités de notre dortoir, c’est toujours ce que les gens veulent voir en premier», plaisante Norbert, un membre du collège, âgé de 22 ans.
Un dortoir qui ne s’identifie plus au Fidesz
Le 30 mars 1988, trente-sept universitaires se sont installés dans ce même sous-sol et dans ces mêmes sièges, pour créer le Fidesz, le parti du Premier ministre conservateur Viktor Orbán. Un étage plus haut, dans les couloirs, une vitrine digne d’un musée est accrochée au mur. «C’est la déclaration de création du Fidesz et aussi le fondement des principes de notre dortoir», explique Norbert en pointant du doigt un papier jauni par le temps sur lequel la signature d’Orbán est apposée. «Il y a un héritage, oui, mais nous on s’inscrit dans les valeurs qu’avait le parti à l’époque de sa création et non celles qu’il a maintenant», justifie Soma, l’air grave.
À ses débuts, le Fidesz, un acronyme pour «Alliance des jeunes démocrates» en hongrois, était un mouvement de jeunesse de centre-gauche. Son objectif : s’opposer farouchement au régime soviétique en place dans le pays. Ses militants défendaient alors le libéralisme, l’économie de marché, la propriété privée et la démocratie. C’est à partir des années 1990, avec une première percée du Fidesz au Parlement hongrois, que le parti s’est peu à peu tourné vers le conservatisme et le nationalisme. Depuis douze ans, Viktor Orbán dirige le pays d’une main ferme et applique une politique autoritaire, ultra-conservatrice et populiste, musèle les médias et restreint les droits des personnes LGBT.
«Avant, les membres du Fidesz venaient régulièrement pour garder le lien avec nous, maintenant, on ne les voit quasiment plus, explique Norbert. Quand ils sont là, on reste polis mais ils savent qu’on ne les soutient pas. Pour eux, on fait partie de l’opposition». Dans d’autres collèges de Budapest, les disciples de Viktor Orbán trouvent encore des partisans, comme au Mathias Corvinus Collegium, favorable au Fidesz.
Si les disciples d’Orbán ne franchissent plus la grille de la rue Ménesi, cela n’entache pas le quotidien des «Bibósok». Dans leur grande bâtisse de briques couleur sable, rénovée en 2019, les jeunes jouissent d’un cadre de vie confortable. Des salles de classe, une bibliothèque et une salle de travail cosy cachée sous les combles sont aménagées pour eux. «C’est agréable de travailler dans la maison car c’est spacieux, il y a beaucoup de grandes fenêtres donc c’est très lumineux», confie Soma en chuchotant pour ne pas déranger ses camarades qui travaillent sous les combles.
La collégialité comme seul mot d’ordre
Dans le dortoir, la luminosité des pièces de vie comme les salons ou les quatre cuisines contrastent avec les longs couloirs sombres. À chaque étage, les murs arborent différentes couleurs. Les portes se suivent et se ressemblent, de manière assez impersonnelle. Derrière chacune : deux lits simples, des bureaux et une salle de bain privée. Côté décoration, libre à chaque étudiant de sublimer les murs blancs comme il l’entend. Dans les autres dortoirs sur critères sociaux, les étudiants sont souvent quatre par chambres et sans espace de travail. Alors, les «Bibósok» mesurent leur chance.
Tous les mois, les membres du dortoir payent un loyer de 50 euros. Une «somme symbolique» pour les infrastructures dont ils disposent. À l’extérieur, jardin, salle de sport tout équipée et terrain de football sont mis à leur disposition. Le tout, dans un quartier où le calme règne. Depuis le dortoir, on aperçoit les grandes maisons colorées du voisinage entre les feuilles d’arbres. «On a beaucoup de chance, le quartier est vraiment très calme et très beau, raconte Soma. Sans le Bibó, je ne pourrais jamais me payer un logement ici». La grande maison est la propriété de l’université Eötvös Loránd à laquelle le collège professionnel est rattaché.
Le confort est primordial pour ces étudiants qui travaillent d’arrache-pied. En plus de leur cours à la faculté, ils suivent ici des ateliers par petits groupes allant de quatre à six personnes ainsi que des conférences. «On nous donne des compétences pratiques, pour compléter l’enseignement de l’université qui est vraiment très théorique», explique Soma. C’est d’ailleurs l’un des aspects préférés de Dániel Orosz, chercheur en sciences politiques, qui a choisi d’enseigner au Bibó István Szakkollégium. «Les étudiants ici sont bien plus motivés et ambitieux, on peut aller beaucoup plus loin», se réjouit-il.
Un recrutement aux mains des «Bibósok»
Côté recrutement, ce sont les «Bibósok» qui s’en chargent, en coordination avec l’université. Chaque semestre, une soixantaine de candidats postulent pour entrer dans ce cercle privilégié et moins d’une dizaine sont admis. Seuls les étudiants de première et de deuxième année inscrits en droit ou en sciences politiques à l’université Eötvös Loránd peuvent espérer entrer. L’acceptation d’une candidature dépend d’une première sélection académique faite par des professeurs. Chaque candidat doit passer un examen écrit comprenant des épreuves de logique, de mathématiques et de culture et un oral de compréhension de texte devant un jury de professeurs avant de se confronter aux «Bibósok».
Pour Norbert et Soma, la dernière épreuve est bel et bien la plus difficile. Pendant dix minutes, le candidat doit répondre du tac au tac aux questions du bureau d’admission étudiant. Les jeunes décident alors si la personnalité du candidat est en adéquation avec les valeurs de leur communauté. Cette ultime épreuve est décisive. Si les jeunes du dortoir refusent un candidat, l’université ne peut pas les forcer à l’accepter.
Prendre des décisions ou gérer les conflits, peut vite être difficile.
Dániel, un «Bibósok» de 21 ans
«L’opinion politique n’est pas ce qui définit si l’on accepte quelqu’un ou pas, explique Norbert. Mais on sait que quelqu’un pro-Fidesz ou quelqu’un qui serait néonazi par exemple, ses valeurs ne colleront pas avec les nôtres». Parmi les jeunes du dortoir, certains sont pourtant engagés dans des partis politiques. «Mais tous dans l’opposition», rigole Soma.
Si la personnalité et les valeurs des candidats sont primordiales, c’est parce qu’au Bibó István Szakkollégium, le débat est roi. Dániel a 21 ans et vit ici depuis trois ans. «Moi ce que j’aime, c’est de ne jamais être seul, de m’être fait des amis rapidement et d’avoir toujours quelqu’un avec qui parler, raconte-t-il. Mais parfois vivre en communauté peut devenir difficile pour prendre des décisions ou gérer des conflits».
Un «entre-soi» politique
Mais pour ces «Bibósok», le jeu en vaut tout de même la chandelle. L’ambiance studieuse du dortoir en témoigne. Les étudiants sont disciplinés et calmes. Même après une journée entière de cours à la faculté, des irréductibles continuent de travailler dans les différentes salles du bâtiment. «Par rapport aux étudiants lambda de l’université, ici, on décuple nos chances de trouver un meilleur emploi, ça n’a rien à voir», explique fièrement Norbert. Grâce aux ateliers, aux cours et surtout au large réseau d’anciens élèves, s’implanter dans le monde du travail est plus simple. La majorité des juristes part d’ailleurs travailler à l’étranger dans de grandes entreprises internationales. Les politologues, quant à eux, s’investissent davantage dans la vie politique hongroise.
Si pour certains, ces collèges professionnels sont une voie royale, ce n’est pas le cas pour tous les étudiants hongrois.
Adria Niessner étudie, elle aussi, à l’université Eötvös Loránd. Elle avait la possibilité d’intégrer le Bibó István Szakkollégium mais ne l’a pas fait, faute de temps. Devant le campus de la faculté de droit dans le centre de Budapest, elle assure ne pas regretter son choix. «C’est beaucoup trop contraignant et trop rigide comme organisation, les cours supplémentaires et la communauté prennent trop de temps, explique-t-elle. Je fais beaucoup de choses en dehors de mes études et je veux garder cette liberté». Aleksandra étudie, quant à elle, les sciences politiques à Budapest. Selon elle, ce genre de structures peut être un tremplin, mais reste une sorte d’entre-soi. «C’est très prestigieux d’intégrer ce genre de collège, assure-t-elle. Le problème, c’est que ce ne sont que des gens qui pensent de la même manière. Moi, ça ne me plaît pas, je ne veux pas m’enfermer dans mes idées».
Norbert, qui vit toute l’année au Bibó István Szakkollégium ne voit pas les choses sous cet angle. Si pour lui, allier les cours du collège et ceux de l’université nécessite de l’organisation, cela n’empêche pas de profiter de la vie étudiante. «On organise des soirées presque toutes les semaines dans la maison, en invitant des gens de l’extérieur», confie-t-il. Preuve que l’ambiance des soirées n’est pas morose, la semaine dernière, la police est intervenue après un appel des voisins. «Et ce n’était pas la première fois !», ajoute Soma en rigolant.