Kultura

La société met les dames en échec

Abandonner les échecs à l’âge adulte est l’issue commune des joueuses hongroises. Dans les clubs, 15 % des licenciés sont des femmes. Le poids des traditions les oblige à s’éloigner de l’échiquier pour poursuivre leurs études et se consacrer à leur vie de famille.

« Futó en C5. » Dès que Sára lève la main, l’adolescente de 12 ans est tout de suite interrogée. Sa professeure place le « fou » sur la case C5 de l’échiquier : bonne défense ! Le roi est à présent protégé. Discrète, la jeune fille peine à s’imposer parmi le groupe de cinq garçons. Tous ont envie de gagner des bons points : ils trépignent sur leur chaise pour expliquer leur stratégie. Au cours « débutant » du club d’échecs du VASAS SC de Budapest, Sára est la seule fille. Une réalité nationale puisque sur 11 601 joueurs licenciés à la Fédération hongroise d’échecs, 1 519 sont des femmes. 

16 h 30 : l’analyse collective commence. Une partie datant de 1874 de Mikhaïl Tchigorine, l’un des meilleurs joueurs d’échecs russes, est reconstituée. « Comment les blancs auraient pu gagner ? », demande Júlia Horváth, professeure au VASAS SC depuis 40 ans. Les enfants, âgés de 5 à 12 ans, réfléchissent. L’enjeu est important : des bonbons sont à la clé ! Les mains levées pour prendre la parole se succèdent. « Le cavalier en A4 », crie un des garçons qui fonce vers l’échiquier vert accroché au mur pour déplacer la pièce. « Le fou en E3 ! », scandent-ils en chœur. Malgré le sourire qui illumine son visage, Sára s’enfonce sur sa chaise. Elle qui surpasse d’une tête tous les garçons essaie de se faire petite.

Júlia Horvath, 62 ans, distribue des bonbons pour motiver ses élèves à rester attentifs. © Magyarpart

À l’école des échecs, les filles absentes

La jeune fille est encore novice : elle a commencé les échecs il y a un an. « Ma mère a beaucoup aimé la série Netflix, Le Jeu de la Dame », raconte Sára. Beth Harmon, le personnage principal, est directement inspiré de Judit Polgár, Hongroise de 45 ans et meilleure joueuse d’échecs de tous les temps. « Alors, j’ai eu un échiquier pour mon dernier anniversaire », ajoute l’adolescente. En parallèle, Sára pratique l’escrime depuis quatre ans, toujours au club omnisports du VASAS SC. « Les garçons sont tous très gentils avec moi, mais ça serait bien d’avoir plusieurs filles », confie-t-elle en souriant. « J’ai essayé de ramener mes copines aux cours, mais elles préfèrent les sports plus dynamiques. » Généralement, les enfants hongrois pratiquent plusieurs activités sportives.

Sára est l’une des deux seules joueuses licenciées au VASAS SC. © Magyarpart

Tous les enfants présents au cours viennent approfondir leurs connaissances apprises à l’école. Depuis septembre 2013, le gouvernement hongrois y a intégré la méthode « Chess Palace » de Judit Polgár, seule femme à avoir battu Garry Kasparov en 2002. Le but ? « Ouvrir l’esprit, apprendre de façon créative et ludique », expose Judit Polgár, par mail. Reconvertie dans l’apprentissage du jeu à 64 cases, la mère de famille se consacre uniquement à la pédagogie et à la mixité de la discipline. Dans les salles de classes, les échecs prennent vie sous forme de jeux pour apprendre à compter, de chansons sur les déplacements des pièces ou encore d’histoires sur les échecs.

Devant la vitrine en verre de la salle d’échecs, Júlia Horváth admire les dizaines de coupes exposées. De vieux posters et des photos en noir et blanc de podium ornent les murs. Le département d’échecs du VASAS SC a 75 ans : la pièce est chargée d’histoire. Le club compte dans ses rangs 36 joueurs d’échecs licenciés. Parmi eux, uniquement trois filles : Júlia, la présidente, une autre joueuse adulte et la jeune Sára. « Il est rare qu’une femme soit à la tête d’un club », regrette la professeure. Sur les douze clubs que compte la capitale hongroise, seules deux femmes sont présidentes.

Júlia Horváth a le deuxième statut le plus important aux échecs, celui de « grand maître ». © Magyarpart

Les femmes s’éloignent de l’échiquier

Comme Júlia, de nombreux grands maîtres (GM) et grands maîtres internationaux (GMI) féminins se reconvertissent dans l’enseignement. C’est notamment le cas de Ticia Gara, membre de l’équipe nationale féminine hongroise. Depuis 2020, cette GMI (plus haute distinction aux échecs) de 37 ans participe à moins de compétitions et préfère transmettre son savoir. « J’ai appris à jouer aux échecs à l’âge de 6 ans, se remémore la championne. Sous l’influence de Judit Polgár, mon père nous a enseigné les échecs avec ma sœur Anita » (également GMI et membre de l’équipe nationale hongroise). 

Le rythme des compétitions est intense : des tournois sont organisés tous les week-ends à travers le monde. Pour gagner sa vie uniquement grâce aux échecs, il faut remporter le plus de compétitions possibles : une baisse de victoire implique une baisse de salaire. Pour les femmes, l’enjeu est encore plus important puisqu’il existe deux catégories. D’un côté, il y a « les hommes mixtes » et de l’autre « les femmes ». Autrement dit, une femme peut participer à une compétition « homme mixte », mais l’inverse n’est pas possible. Un choix à double tranchant, car peu de joueuses arrivent à percer dans ce monde majoritairement masculin.

« La séparation des catégories en compétition est absurde », s’insurge José Osete, vice-président de l’échiquier Commingeois depuis 2016. Dans un pub irlandais du XIIe arrondissement de Budapest, le français affronte un ami au Blitz – partie d’échecs qui limite la durée de réflexion par joueur à moins de 10 minutes. « Pourquoi ? On considère les femmes moins capables ? S’indigne le joueur de 60 ans. Il n’y a aucune raison ! Judit Polgár l’a bien montré ! » Du fait de son haut niveau de jeu, la reine des échecs ne participait pas aux compétitions féminines et affrontait uniquement l’élite masculine mondiale dans les tournois hommes mixtes. En 2005, elle est d’ailleurs la 8e meilleure joueuse de la planète, toutes catégories confondues. « Séparer les femmes les empêche de progresser », estime José. Malgré les tentatives de mixité, les abandons à l’âge adulte sont pratiquement systématiques en Hongrie.

José (à gauche) donne des cours de perfectionnement à son ami Nicolas (à droite) autour d’une bière. © Magyarpart

Un plafond de verre traditionnel

Pour les mères de famille, il est difficile de poursuivre la cadence des tournois tout en s’occupant de ses enfants. Le poids des traditions oblige certaines championnes à coucher leurs pièces : « Dans la société hongroise, la place de la femme est au foyer », déplore Judit Acsády, sociologue et fondatrice de l’association Feminist Network créée en 1990. Depuis 2010, la politique nataliste du gouvernement de Victor Orbán pousse les femmes à avoir plus d’enfants. Le pouvoir d’achat en Hongrie est relativement faible : le salaire médian est à 750 euros par mois en 2020. « Pour les femmes les plus courageuses, la priorité est de faire des études pour avoir un salaire décent et se consacrer à leur famille », expose l’experte. Selon le Gender equality index 2020, la Hongrie se classe au 27e rang de l’Union européenne pour l’indice d’égalité des sexes. Soit dernière et bien en dessous du score européen. 

Parmi les championnes d’échecs en reconversion, la Hongrie compte également Tünde Csonkics. Grand maître international féminin depuis 1990, elle explique avoir « arrêté les échecs il y a 20 ans ». « Compris ? » demande-t-elle en roulant le « r ». Grâce aux nombreux tournois qu’elle a effectués sur la Côte d’Azur étant plus jeune, l’ancienne compétitrice de 63 ans parle très bien français. Devenue architecte, Tünde possède cinq immeubles dans le quartier. « J’ai fait des études pour m’assurer un apport financier fixe et élever ma fille », témoigne-t-elle. Dans les rues du XIIIe arrondissement de Budapest, la mère de famille raconte ses premiers investissements dans l’immobilier : « Ici, c’est le premier immeuble que j’ai construit ». Haut de six étages, le bâtiment accueille un café au rez-de-chaussée. 

Tünde Csonkics, championne de Hongrie en 1981. © Magyarpart

« Les échecs ont toujours été un univers très masculin », déplore Tünde en baissant les bras. Selon la fédération internationale des échecs, seules 37 femmes possèdent le titre de grand maître international (GMI), contre 1 698 hommes. En vingt ans, la proportion de GMI féminin est néanmoins passée de 6 à 15 %. Il y a une amélioration, mais « il est très difficile de déconstruire les mentalités traditionnelles, soupire Tünde, surtout en Hongrie… les hommes sont très machos ! » En prenant une gorgée de café, elle se remémore une anecdote : « A l’école primaire de ma fille, le professeur d’échecs avait dit que le cerveau des femmes était moins développé que celui des hommes. » Elle repose sa tasse, toujours indignée vingt ans après. « Compris ? », demande-t-elle toujours en roulant le « r ». Elle se met soudainement à rire : « J’ai réussi à le faire virer de l’école et j’ai enseigné les échecs à sa place ! » Tünde est sollicitée par l’équipe nationale féminine de Bulgarie pour devenir leur coach, mais hésite à accepter le poste faute de temps. Sa vie de famille reste la priorité. 

Le saviez-vous ?
En Hongrois, la « dame » se dit « vezér » en référence au « vizir ».

POURQUOI ? Les échecs sont apparus en Europe grâce aux Maures et à la culture d’Afrique du Nord. À cette époque, le vizir était la personne la plus puissante de la société. C’est donc en référence qu’ils ont nommé la « dame », pièce la plus puissante aux échecs : « vezér ».

A contrario, le « pion » se dit « paraszt » qui veut dire « paysan » car il est considéré comme la pièce la moins puissante du jeu d’échecs.