Kultura

Le Tokaji, ce vin hongrois remis à l’honneur par des passionnés français

Le Tokaji est un vin hongrois réputé dans le monde entier. Ce vin blanc liquoreux naturellement sucré a séduit deux vignerons français installés dans la région depuis les années 1990. Malgré le travail minutieux des expatriés dans les vignes, le fleuron du vin hongrois peine à retrouver son prestige d’antan.

Stéphanie Berecz ne s’est pas rendue dans ses vignes depuis plusieurs semaines. Alors pendant cette journée ensoleillée du mois de mai, elle profite d’une virée en pick-up sur les hauteurs de Tarcal, au nord-est de la Hongrie, pour admirer ses parcelles éparpillées sur plusieurs centaines de mètres. Après une conduite agressive sur les sentiers pour monter dans le vignoble, la tranquillité du lieu est apaisante. « Ça me fait du bien », raconte la productrice en touchant ses plants de vignes. La Française peut contempler l’horizon verdoyant jusqu’au massif des Carpates au nord et la Slovaquie. 

La viticultrice est installée dans ce village situé au sein de la région de Tokaj, dans le nord-est de la Hongrie, depuis 28 ans. Elle cultive le tokaji, célèbre vin blanc hongrois. « C’est assez sauvage ici », décrit la vigneronne en pointant le mont Tokaj. À deux heures et demie de route de Budapest, cette région viticole est composée de 27 villages. Tous ont en commun une terre volcanique associée au développement du champignon botrytis. Ce mélange propre au territoire permet l’élaboration d’un vin blanc liquoreux et unique. Au nez et en bouche des notes d’agrumes et de fruits exotiques sont perceptibles.

5 000 hectares de vignes dans le Tokaj 

Arrivée en Hongrie en 1994 pour une expérience viticole éphémère, Stéphanie Berecz n’a plus jamais quitté ce pays. C’est sur ces terres après avoir décroché son diplôme d’œnologie en France, qu’elle a rencontré son mari et fondé sa famille. Cela fait 20 ans que la Nantaise possède son exploitation dans le petit village de Tarcal, dans la partie la plus au sud de l’appellation Tokay. À 51 ans, la Française a réussi à faire passer son exploitation de « deux hectares » lors de son installation à « 7,5 hectares aujourd’hui », et a développé un complexe hôtelier cinq étoiles dans le village.

Symbole de la Hongrie, le tokaji est présent dans les paroles de l’hymne national. © Magyarpart

Son installation en Hongrie coïncide avec la renaissance d’un vin mythique autrefois prisé de Louis XIV, dont l’aura et la qualité ont décliné au milieu du XXe siècle. Les années communistes en Hongrie (1949-1989) et la collectivisation des vignes ont été préjudiciables au Tokaji. « Ils ont cherché à planter des clones qui donnaient de plus gros raisins, la quantité a été privilégiée à la qualité », récapitule Stéphanie Berecz. Grâce à quelques passionnés, ce vin qui se marie autant avec un foie gras qu’un dessert, redevient compétitif à l’international depuis trente ans. 

Loin du potentiel agricole de la région de Bordeaux et les 120 000 hectares de vignes exploitées, la région du Tokaj et ses 5 000 hectares a tout de même du potentiel. Son inscription au patrimoine mondial de l’UNESCO en 2002 confirme la capacité de produire un breuvage d’excellence, déjà présent dans les plus grands restaurants du monde.

Dans sa maison de travail, en face de l’église du village, Stéphanie Berecz est très occupée. Au sous-sol, les millésimes sont en maturation. Une quarantaine de tonneaux sont entreposés à 12°C dans une cave sombre. Mais la viticultrice passe la majeure partie de son temps à l’étage de la propriété où se déroulent les dégustations avec vue sur une petite parcelle de vignes.

Stéphanie Berecz produit 16 000 à 17 000 bouteilles chaque année. © Magyarpart

Son vin est reconnu dans l’appellation hongroise. En 2014, elle a été la première femme à recevoir le titre de « vigneronne des vignerons » qui récompense chaque année le meilleur cultivateur du pays. Un prix parmi d’autres qu’elle expose à l’étage. Un tableau est accroché au mur avec les signatures des plus grands exploitants de tokay du pays apposées au côté du nom de la tricolore. Cette distinction lui vaut une étoile avec son nom incrusté dans le sol dans la rue Zrínyi à Budapest. Telle une star hollywoodienne.

La vigneronne française a reçu la plus haute distinction des producteurs de vins de Hongrie en 2014. © Magyarpart

D’autres Français comme l’assureur Axa ont investi dans le Tokaji. Le domaine Disznókő fait partie des trois vignobles détenus par l’assureur français à l’étranger. C’est un des cinq plus grands de la région. Situé dans le village de Mezőzombor, ce coteau est un des premiers que l’on peut voir à l’entrée de la région de Tokaj sur la route en venant de Budapest. Un symbole de la puissance et du poids économique français dans cette région. 

Présent dans 60 restaurants étoilés parisiens 

À quinze kilomètres au nord, le Tokaji d’un autre Français fait saliver les palais. Avec son poste de vice-président de la confrérie du Tokay, Samuel Tinon se bat pour « redonner de la crédibilité au produit. » Depuis sa maison d’Olaszliszka, son objectif de vigneron en Hongrie est clair : « Repositionner le tokaji, là où il devrait être. » C’est-à-dire en haut de l’affiche de la carte des vins mondiaux. 

Issu d’une famille de vignerons, il aurait pu suivre la voie familiale et travailler dans le domaine girondin à Sainte-Croix-du-Mont. Mais depuis 1991, il a fait de la région du Tokaj son terrain de jeu viticole. La modeste taille de son exploitation, cinq hectares, contraste avec la qualité de son vin. Samuel Tinon est reconnu par les vignerons et spécialistes du vin. Cette renommée s’exprime par une exportation quasi-totale de sa production. « Je suis sur une soixantaine de tables étoilées à Paris sur 120 », se réjouit le baroudeur qui a aussi cultivé les vignes au Chili, en Afrique du Sud ou encore en Russie. 95% de ses ventes se retrouvent sur les plus grandes tables des restaurants. 

Samuel Tinon veut faire rayonner le Tokaji avec son poste de vice-président de la confrérie du Tokay. © Magyarpart

Samuel Tinon reste émerveillé par le vin qu’il cultive et son potentiel. Dans ses vignes, où l’herbe pousse de façon sauvage, les lièvres ou faisans se sentent chez eux. « J’utilise la magie du tokaji. Elle offre une clé qui ouvre toutes les portes », s’amuse le quinquagénaire, cheveux blancs noués avec un catogan violet. « En partant de zéro, j’ai réussi à avoir une place (dans la région de) Tokaj », se félicite le vigneron de 53 ans en regardant la plaine de Pannonie qui s’étend sur 400 kilomètres au sud jusqu’aux montagnes de Serbie. 

Dans son engagement pour faire rayonner le vin hongrois, Samuel Tinon est actif dans le récent partenariat entre l’Université de Tokaj, ouverte en 2021, et l’Institut Scientifique de la Vigne et du Vin à Bordeaux.

Ce passionné de l’histoire de son pays d’adoption ne va pas dédier toute sa vie au Tokaji. « Mon objectif, c’est d’avoir mon dernier millésime pour 2030 », admet-il un verre de tokaji à la main. Ses trois enfants ne reprendront pas forcément les terres uniques du Tokaji à l’heure de la retraite.

Faible valorisation d’un produit reconnu 

Aujourd’hui, le critère économique pèse beaucoup sur la production. « Si on était basé sur une notion de rentabilité, on aurait arrêté le boulot », reconnaît sans hésitation Samuel Tinon. 

Je peux faire la même chose que mon voisin et vendre
à bas coût dans des bouteilles en plastique, mais je ne suis
pas en Hongrie pour ça.

Stéphanie Berecz

De son côté, Stéphanie Berecz vend tous ses stocks mais aimerait bien s’agrandir. Impossible pour le moment : certains exploitants ne veulent pas vendre et quelques parcelles sont trop onéreuses. Un hectare de vigne dans le Tokaj peut coûter de 10 000 à 100 000 €. L’imposant maire de Tokaj György Posta le reconnaît. « Toutes les surfaces viticoles autour de la ville sont pleines. Tout est cultivé », concède l’édile. 

À lire aussi : La (Re)naissance du vin de Tokay

« Ça me fait mal au cœur, c’est du gâchis », regrette Mme Berecz en voyant les vignes abandonnées ou mal exploitées au volant de sa voiture. « Je ne suis pas là pour faire pisser la vigne », image la viticultrice. « Je peux faire la même chose que mon voisin et vendre à bas coût dans des bouteilles en plastique, mais je ne suis pas en Hongrie pour ça. » Quand elle regarde les vignes des parcelles voisines, encore en pousse à cette période de l’année, elle exprime son dégoût en pointant les plantations peu soignées. 

Dans le centre du village de Tokaj, entre deux poteaux électriques au-dessus desquels les cigognes ont récemment fait leur nid, une boutique de souvenirs expose le tokaji hongrois en vitrine. Une bouteille est vendue pour 1200 forints les 25 centilitres, soit 3,10 €. Un vin doux fait à partir de cépages de furmint, le plus répandu dans la région, sans l’appellation Tokaji, est vendu 1800 forints les trois litres, soit 4,70€. Huit fois moins cher. Avec de petites exploitations et un marché économique tourné vers l’export, le secteur du Tokaji a été impacté par le Covid-19 et la fermeture des restaurants. Pour les vignerons comme Stéphanie Berecz, cultiver des parcelles dans la région n’est pas gage de richesse. « Il y a des blagues en Hongrie qui disent que pour être millionnaire dans le pays en cultivant les vignes, il faut être milliardaire avant. »

Le Tokaji est un des vins blancs le plus naturellement sucré au monde. © Magyarpart

Car derrière la qualité et l’économie du Tokaji améliorées en trente ans, subsiste un problème de marketing. « Le Tokay n’a pas vocation a être que chez les étoilés », s’emporte Samuel Tinon face à l’inertie et aux failles de certains acteurs hongrois. Ce vin hongrois intéresse peu la population locale. À Budapest, la bouteille peut se vendre jusqu’à 300 € dans certains restaurants. Un montant important dans ce pays où le salaire médian avoisine les 750 € mensuels. Au domaine Disznókő, 30% de la production est vendue à des acheteurs dans le pays. Mais dans ce pourcentage, la moitié correspond à une clientèle étrangère. 

Le retard sur la valorisation du produit est également déploré par le Français Laurent Comas, directeur de l’entreprise Pajzos depuis 2014. Avec ses 100 hectares d’exploitations et ses 400 000 bouteilles vendues chaque année, il fait figure de mastodonte dans la production de tokaji.

Le produit n’est pas vendu et promu à sa juste valeur selon lui. « Il y a besoin de plus de collaboration avec les producteurs de la part de la région. » Comparé au sauternes, un vin blanc liquoreux français, « le tokaji est vendu moitié prix alors qu’il y a plus de fantaisies », regrette-t’il, avant d’ajouter, un brin fataliste : « C’est bien parti pour que ça prenne une éternité. » Dans quelques années, ces échecs pourraient dissiper la présence française et son savoir-faire dans la région de Tokaj.