Kultura

À Budapest, la gastronomie traditionnelle en quête de légèreté

Traditionnellement riche, la gastronomie hongroise s’est trouvée un nouveau souffle dans la capitale, loin du gras et du cliché du goulasch, mais aussi loin d’être accessible à tous les porte-monnaies.

Engluée dans du saindoux, la cuillère à soupe se débat au-dessus de la cuisinière. L’aide d’une cuillère en bois achève le combat : l’épais lipide s’étale enfin dans la poêle déjà chaude. Sur la planche à découper s’entassent en tranches tomates, oignons et poivrons jaunes, prêts à connaître le même sort que les dés de lard tout juste jetés dans le gras bouillant. L’un d’eux tente une évasion de l’inox brûlant. Raté. Le fugitif termine sa course dans la gueule du cocker anglais.

«Bats plus fort les œufs ! » Les yeux rougis par les vapeurs d’oignons, Benjamin, 13 ans, prépare avec l’aide de sa mère Gabriella,  son premier lecsó, un ragoût de légumes hongrois, proche de la ratatouille. « C’est un plat léger, parfait pour l’été », explique la quinquagénaire après avoir ajouté une saucisse épicée, cinq œufs battus et parsemé le tout de deux cuillères à soupe de paprika moulu. « Ne venez pas en Hongrie pour faire un régime, rigole cette guide touristique à Budapest. La première chose que me disent les touristes, c’est que les portions ici sont trop grosses. »

Une cuisine traditionnelle en perte de vitesse

Des proportions héritées des repas paysans, « pour avoir la force de travailler dans les champs », résume Gabriella. Essentiel de la gastronomie magyare, au même titre que le goulasch, le lecsó a traversé les générations. Mais l’ouverture du pays sur le reste du monde a changé la donne. Benjamin, le premier, l’admet : « Les plats traditionnels on les mange avec ma grand-mère, mais pas au quotidien. » Aux paprikàscsirke (poulet au paprika), pörkölt (ragoût hongrois) ou rac ponty (poisson frit), l’adolescent leur préfère largement les sushis, les crêpes salées ou les burgers.

« Il y a autant de recettes de lecso que de Hongrois », raconte Gabriella. Sa voisine de palier est venue gouter le sien, pour l’occasion. © Magyarpart

Si la mondialisation s’est désormais installée dans le pays, la cuisine hongroise continue de porter les stigmates de quarante-quatre ans de communisme. Période où le manque d’aliments disponibles et la perte d’un certain savoir-faire a arrêté le temps culinaire. L’ombre de Károly Gundel, célèbre restaurateur du siècle dernier, l’équivalent du français Auguste Escoffier en Hongrie, continue de régner à travers ses recettes toujours enseignées par les écoles de cuisine reconnues par l’État. « Pour ouvrir un restaurant, tu dois obligatoirement être diplômé de ces écoles où on enseigne cette cuisine traditionnelle. Tu ne peux pas aller apprendre la cuisine dans un autre pays, puis revenir pour ouvrir ton affaire », s’agace Ágnes, un fröccs, mélange de vin et d’eau gazeuse, à la main.

La trentenaire est assise à la terrasse de Csendes Társ, bar à vin huppé du septième arrondissement. Sur le compte Instagram d’Ágnes : rien n’est laissé au hasard. Si le persil est grossièrement haché, il est pourtant parsemé avec finesse sur une rosace de radis rouge. Une à une, les fines tranches du légume ont été déposées sur un nid de crème de haricot blanc, dont les reliefs sont accentués par le fil d’or d’huile d’olive. Dernier détail de la nature-morte : une légère touche de paprika. Cette blogueuse s’est tournée vers la cuisine après un voyage en Turquie. Contrainte de se plier aux règles de son pays, à son retour d’Istanbul, la budapestoise d’origine est passée par une école traditionnelle pour être reconnue comme cheffe. Depuis, elle fait découvrir la gastronomie turque à travers des repas organisés dans son appartement.

Aux côtés d’Ágnes, en retrait sur sa chaise, Bianka savoure un café crème. Contrairement à son amie, Bianka n’a pas grandi à Budapest, mais à la campagne. Dans ses souvenirs d’enfance revient le parizer, sorte de saucisson rose fushia, toujours dans les réfrigérateurs de nombreux hongrois. «On ne sait même pas s’il y a vraiment de la viande dedans» rigole-t-elle. Bianka bosse dans la «food». Sur son Linkedin, cette blogueuse s’affiche comme «Design Theorist».  « Notre génération recherche une nourriture plus saine, moins copieuse », explique la trentenaire, tandis qu’en Hongrie, près d’un adulte sur cinq est en situation d’obésité.

Les restaurants traditionnels, l’apanage des touristes

Le désir d’une certaine population d’aller vers une nourriture plus saine est né de l’ouverture de la capitale hongroise sur le reste du monde. L’arrivée des touristes, mais surtout la découverte, par les voyages, d’autres gastronomies par les jeunes hongrois a accéléré le mouvement. Depuis une dizaine d’années, à Budapest, restaurants italiens, grecs, fast-foods américains, vegans et gluten free cohabitent à chaque coin de rue. Quand les restaurants dits traditionnels où goulasch, viandes et légumes frits sont de rigueurs, restent prisés des touristes.

Quand on pense nourriture hongroise, on pense gras et paprika.

Norbert Bíró, professeur à l’institut culinaire d’europe

Béton ciré au sol, tables en bois clair, murs blancs presque vides. La décoration est minimale, au 44 rue Bródy Sándor, dans le 8ème arrondissement de Budapest. Contrairement à l’ambiance en cuisine où une dizaine d’étudiants s’agitent. Casseroles, couteaux remuent au-dessus des fourneaux. Menu du cours : préparation des volailles. Les étudiants en tabliers noirs se massent autour du professeur du jour, Szabolcs Barhó, le sous-chef de Borkonyha, un des sept restaurants étoilés Michelin du pays. 

À l’écart des fourneaux, carré court, combinaison noir et sneakers blanches, Maki Stevenson est enfoncée dans son fauteuil. Assise en tailleur, cette new-yorkaise d’origine, fondatrice de l’Institut culinaire d’Europe, se souvient de son premier repas en Hongrie, en 1997. Une version hongroise du burger américain, où une « viande très suspicieuse » se mêlait à une purée de tomate, esprit ketchup revisité, le tout entre deux tranches de pain jaune. «Une nourriture efficace, rapide. C’était pensé pour être mangé à la main, dans le coffre d’une voiture. »

Depuis, Maki a vu l’arrivée de la mondialisation. Les premiers supermarchés Tesco, les premiers bistrots, les envies culinaires évoluer et l’écart entre générations se creuser. «Il y a une remise en question de la nourriture traditionnelle considérée comme trop grasse, trop lourde, par les jeunes générations. » 

La new-yorkaise Maki Stevenson s’est installée définitivement à Budapest en 2007. © Magyarpart

« Quand on pense cuisine hongroise, on pense gras et paprika », rebondit Norbert Bíró. Assis sur le bord d’une chaise, aux côtés de Maki, ce professeur de cuisine se cache derrière son masque. Derrière les fourneaux depuis ses quatre ans, sa culture culinaire est un mélange de sa Hongrie natale et de ses premiers voyages au-delà des frontières. «Je n’ai jamais oublié le son d’une baguette de pain qui se rompt », se rappelle l’ancien sous-chef du Four Seasons puis du Ritz-Carlton, hôtels cinq étoiles de Budapest. En 2020, Bíró décide de rejoindre la brigade pédagogique de Maki comme responsable du programme d’arts culinaires. « On a besoin de bonnes formations pour faire perdurer la cuisine traditionnelle, mais surtout la renouveler avec des méthodes venues de l’international», résume-t-il. 

Une nouvelle cuisine réservée à un public aisé 

Ce renouvellement émerge timidement, incarné par des établissements comme Mák Bistro, Salt, Borkonyha, Fleischer, Két-Szerecsen. Des restaurants, pour certains, étoilés au guide Michelin, symbole du graal culinaire. Les menus se situent entre 55 € pour Mák Bistro et 91 € chez Salt. Des prix élevés à l’échelle des 750 € de salaire moyen en Hongrie. « Budapest reste dans une situation particulière. C’est un îlot pour la nouvelle cuisine, dans les campagnes où les gens ont moins de moyens, la nourriture traditionnelle persiste », résume Ágnes. Pas seulement dans les campagnes, il suffit de se rendre au nord de la ville, à Bosnyák Tér, le marché le moins cher de la capitale. 

Guidés par l’odeur de la pâte frite, les clients patientent devant le stand de lángos, un beignet hongrois de la taille d’une pizza, agrémenté au choix de crème, fromage, sauce ail/oignon. « Quand je travaille, c’est mon repas principal», explique Mónika, la responsable. Ici, l’influence étrangère sur la gastronomie hongroise n’est pas vue du même œil. Un habitué s’insurge : « À cause des touristes américains, ils rajoutent du salami et des poivrons parce qu’ils pensent que c’est une pizza. »

Le photographe suisse Michael Von Graffenried documente l’histoire et le mode de vie hongrois dans sa série “A magyarok”, affichée, ici, dans une rue de Budapest. © Magyarpart

Quelques échoppes plus loin, comme chaque semaine, Mária présente son étal aux clients du quartier. Tomates, poivrons, courgettes, fraises, la maraîchère ramène ses fruits et légumes de la grande plaine d’Alföd, à quelques kilomètres de Budapest. Si sur l’étal, les légumes débordent, c’est moins le cas dans son assiette. Au menu de ce midi ? « De la viande avec de la viande, sourit la quinquagénaire. Je suis debout tout le temps. Mon mari travaille dans le bâtiment. On a besoin d’une nourriture consistante pour tenir toute la journée. » Preuve que, comme dans tous les pays, manger sain est moins une question de volonté que de moyens.