Kultura

La (Re)naissance du vin de Tokaj

Trente ans après le départ des communistes de Hongrie, les producteurs de la région de Tokaj œuvrent à la reconstruction de leur appellation. Pendant près de trois siècles, son vin blanc, liquoreux et sucré, était considéré comme le meilleur au monde. 

István Szepsy fils porte le poids de l’Histoire sur ses épaules. Depuis plus de 500 ans, sa famille cultive la vigne dans la région de Tokaj, haut lieu de la viticulture hongroise, situé dans le nord-est du pays, proche de la frontière slovaque. Dans le petit village de Mád, impossible de passer à côté du domaine familial. Un imposant portail noir se dresse devant un complexe de bâtiments blancs, caché par la végétation. C’est dans cet écrin que l’héritier reçoit, quand il n’est pas interrompu par son téléphone, les clients venus goûter son vin. Dans la salle de dégustation, des cartes, accrochées au mur et jaunies par le temps, retracent l’histoire du vignoble qui compte aujourd’hui 54 hectares. « De la Renaissance, au 16e siècle, jusqu’au 19e, le Tokaj était une référence à l’international, un des plus grands vins du monde. Depuis 30 ans, nous œuvrons pour lui redonner sa grandeur », harangue l’oenologue, les mains sur les hanches dans sa chemise bleu ciel. 

À Mád, István Szepsy a succédé son père à la tête de l’exploitation familiale en 2014. © Magyarpart

C’est pour cette raison que Samuel Tinon, un viticulteur français de 53 ans, s’est installé dans la région au début des années 90. « Quand je suis arrivé, il y avait tout à refaire après 40 années sous l’ère soviétique », se souvient le Girondin d’origine, d’un accent chantant. 

Gueule de bois bolchevik

De 1949 à 1989 le vin hongrois était collectivisé dans de grandes coopératives à destination des différents pays de l’URSS. « On est passé d’une politique qualitative à quantitative. Il n’y avait plus qu’un seul vin, une vraie piquette. On a complètement perdu le savoir-faire », assène-t-il en passant sa main dans ses cheveux blancs, coiffés d’un catogan. C’est dans la petite commune rurale d’Olaszliszka, où 1700 âmes cohabitent, que cet amoureux de la Hongrie a choisi de produire son vin. Comme lui, d’autres Français se sont installés à la chute du régime communiste pour apporter leur expertise et relancer cette activité phare de la région du Tokaj. « Le gouvernement hongrois a fait appel au gouvernement français pour avoir des moyens, des gens qui pouvaient investir sur le long terme et qui avaient des compétences oenologiques. C’était une démarche officielle », se souvient ce passionné d’Histoire. 

Malgré avoir été lourdement touché par la crise sanitaire, les exportations de Samuel Tinon sont passées de 15 % en 2018 à 80 % aujourd’hui. © Magyarpart

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« Mon père a racheté les terres qui étaient autrefois les nôtres, pour un prix allant de 5 à 8 euros par hectare. Ça ne valait plus rien », raconte István Szepsy. C’est son père, István senior, qui a remis le vignoble sur pied. « En Hongrie il est considéré comme un véritable pionnier. Aujourd’hui le domaine Szepsy produit le Tokaji le plus connu du pays », assure le maître sommelier Tamás Czinki. Un médaillon représentant Bacchus, le dieu du vin dans la divinité romaine, est accroché sur le col de sa veste. Il est à ce jour le seul hongrois à bénéficier de cette distinction. 

Dans sa fourgonnette bleu marine sur les chemins escarpés qui mènent à ses vignes, Samuel Tinon remonte le fil : « Jusqu’à l’épidémie de phylloxéra qui a ravagé les plantations de raisin à la fin du 19e siècle, le vin le plus cher sur les cartes des restaurants du monde entier, c’était le Tokaji. Et de loin ». Un produit luxueux que Louis XIV lui-même surnommait « le roi des vins, le vin des rois ». 

De l’or en cave

La particularité de cette appellation, qui l’a conduit dans les caves des élites européennes pendant près de trois siècles, est sa teneur naturelle en sucre, minutieusement acquise aux moyens d’une méthode ancestrale.  « Ce vin jaune, qui vire au doré, nous l’obtenons grâce à la botrytisation », raconte Szabolcs Újfalussy, en observant le fond de son verre, dans la salle de dégustation du domaine de Disznókő.

Le botrytis est une maladie qui infecte le raisin et accélère son mûrissement. « Entre septembre et novembre, cela dépend des saisons, nous ramassons uniquement les grains de raisins porteurs de cette pourriture noble, un à un, à la main, à même la grappe », lance fièrement le directeur des ventes du domaine, sur l’un des côteaux de son exploitation qui jouxte son bureau. 

Une fois flétris et marron, à l’image de raisins secs, les grains sont pressés, pour former un jus condensé appelé aszú. « Nous récoltons le raisin dans des puttony,  des hottes en bois typiques de la région lors des vendanges. Plus nous ajoutons de hottes dans une barrique de vin sec, plus celui-ci deviendra doux, liquoreux et complexe en bouche », affirme le Hongrois qui produit 250 000 bouteilles chaque année. Situé entre les villages de Mád et de Tarcal, face au mont Tokaj, le point culminant de la région, cette propriété de 112 hectares est aujourd’hui une des locomotives du vin de Tokaj.  

Elle est une exception, aussi. Ce vin particulièrement sucré et sirupeux, qui faisait autrefois sa renommée, n’est plus au goût du jour. « Le palais et les habitudes des consommateurs de vin ont changé. Le sec est bien plus actuel que le vin doux », analyse le sommelier Tamás Czinki. Pourtant, 80 % de la gamme de produits que propose le domaine Disznókő reste élaborée avec du aszú, en plus ou moins grande quantité. Ce n’est pas la stratégie des autres producteurs de la région, qui se diversifient et s’essayent à la production de vins secs et pétillants, depuis quelques années. « Selon moi, le domaine de Barta est le plus novateur dans le renouveau du Tokaj », tranche le maître sommelier, actuellement directeur des vins du Félix Kitchen & Bar, restaurant niché au flanc du palais présidentiel de Budapest, au bord du Danube. 

Tamás Czinki fait parti d’un club très fermé : il est l’un des 314 Maîtres sommelier à l’international. © Magyarpart

Produire du vin de qualité ne suffit pas

Vivien Újvári, directrice du domaine de Barta

Depuis juillet 2014, Vivien Újvári en est la responsable. Longue chevelure noire, visage souriant et lunettes de soleil sur la tête, la jeune oenologue a posé ses valises à Mád pour développer le domaine de Barta, relancé en 2002. Un manoir du 16e siècle entièrement restauré en 2015 et des chambres d’hôtel agrémentent aujourd’hui le domaine. « Produire un vin de qualité ne suffit pas, estime la femme de 36 ans. Nous avons pour objectif d’attirer une clientèle haut de gamme », ajoute-t-elle en pointant du doigt la fresque d’époque qui recouvre une partie du plafond du manoir, dans une suite grand luxe. 

Pour celle qui a travaillé en Australie et dans la Napa Valley en Californie, le Tokaj est trop enraciné à ses traditions. « Bien sûr qu’elles sont importantes. Sans elles, il n’y a pas de modernité. Mais aujourd’hui, les producteurs ne sont pas allés voir ce qui se faisait ailleurs. C’est difficile d’innover dans ces cas là. »

Selon István Szepsy fils, « l’époque communiste a complètement détruit le palais des gens. La Hongrie se réhabitue doucement à manger de bonnes choses, à boire du bon vin ». Un processus long, qui se traduit sur les comptes des domaines les plus réputés de la région. « Je suis présent sur 60 des 120 tables étoilées de Paris alors que mes ventes sur le marché domestique sont marginales », détaille Samuel Tinon. Le vin Disznókő aussi s’exporte très bien et jouit du réseau international de son détenteur, le groupe français Axa. « On ne vend que 30 % de notre vin en Hongrie. Et parmi celui-ci, 50 % est acheté par des touristes étrangers », admet Szabolcs Újfalussy, le directeur des ventes du domaine. 

Une aide de 390 millions d’euros 

Pourtant la Hongrie est bel et bien un pays de vin. Et ce n’est pas à György Posta qu’il faut dire le contraire. Son pas assuré, ses épaules carrés et ses jambes arquées laissent fantasmer un passé de lutteur de haut niveau. Le maire de Tokaj, collier de barbe et coupe en brosse impeccable, est lui-même producteur de vin. « Je fais ça pour moi et pour mes amis, comme beaucoup de gens ici, partage-t-il. Les deux types de producteurs sont importants. La filière fait vivre 5000 personnes dans la région ». Un plan national soutenu par l’Union européenne de 390 millions d’euros sur 3 ans à même été débloqué en 2021 avec un objectif ambitieux : faire de la région du Tokaj le troisième lieu touristique du pays, derrière Budapest et le lac Balaton. 

György Posta, maire de Tokaj depuis 2014, devant la statue de Bacchus, dieu du vin dans la divinité romaine, sur la place de sa commune. © Magyarpart

Sur le terrain, impossible de se rendre à Tokaj sans déviation, le réseau routier est en pleine mue. « Des hôtels fleurissent sur l’ensemble de la région et des bars à vin ouvrent dans les centre-villes », énumère György Posta. L’université de Tokaj vient également de lancer une formation de manager viticole et de signer, grâce à Samuel Tinon, un partenariat avec l’Institut des sciences de la vigne et du vin de Bordeaux. Pour redonner ses lettres de noblesse à ce grand vin d’autrefois, prime à la patience. Les acteurs de la région de Tokaj œuvrent au quotidien. Une labeur de trois décennies qui devrait bientôt porter ses fruits.