Kultura

Dans les thermes de Budapest, la tradition des bains nage entre deux eaux

Véritable art de vivre dans le pays, les retraités hongrois vont aux thermes pour se détendre et se soigner. Mais depuis quelques années, les bains sont envahis par de jeunes touristes qui s’y rendent pour s’amuser et faire la fête. 

 La culture des bains en Hongrie a été introduite par les Turcs au XVIe siècle. © Magyarpart

Avec sa longue barbe blanche et ses cheveux gris, László détonne au milieu des baigneurs. Dans les bassins extérieurs des thermes Széchenyi, lui et ses amis jouent aux échecs. Au sein du bâtiment néo-renaissance jaune, ce jeu est une véritable tradition limitée à un cercle fermé de Hongrois. Le vieil homme déplace ses pions petit à petit sur l’échiquier noir et blanc posé sur un muret. De temps en temps, il essuie ses mains pour jouer. 

Concentré, il ne prête pas attention aux couples et groupes de jeunes qui s’amusent à quelques mètres de lui. Sur les chaises longues grises, plusieurs étrangers sirotent une bière tandis que d’autres croquent dans des sandwichs. «Nous, on est venus ici pour décuver», lâche Marta avant de rigoler. Originaires d’Espagne, elle et ses quatre amis ont passé l’après-midi dans les bains, après une nuit courte et arrosée. Lunettes de soleil sur le nez et smartphone en main, ils ne semblent pas remarquer l’homme aux échecs.

László, habitant de Budapest, joue aux échecs depuis 40 ans dans les bains Széchenyi avec ses amis. © Magyarpart

Budapestois, László vient quatre fois par semaine aux bains depuis 40 ans. Ici, il a toujours la même routine. D’abord, il s’abandonne à la chaleur sèche d’un sauna avant de plonger dans un bain glacé. Un changement de température qui favorise la circulation du sang. Il enchaîne ensuite quelques longueurs dans la piscine extérieure «pour se muscler» et enfin, une partie d’échec, de l’eau jusqu’à la taille.

Une clientèle locale vieillissante 

Un peu plus au nord de Budapest, dans les thermes Lukácz, Monsieur Pléh, 77 ans, sort des vestiaires les cheveux encore mouillés. Lui aussi fréquente les thermes depuis sa jeunesse. Vêtu d’une veste en daim et lunettes sur le nez, il vient chaque matin se baigner à Lukács avant d’aller enseigner à l’université : «Je viens toujours à la même heure. On est un groupe d’habitués ici». Lui aussi a sa routine : quelques brasses dans la piscine entrecoupées par des arrêts à la fontaine d’eau avant une plongée dans les bains froids. «Avec ça, je me sens plus fort», affirme le vieil homme. Le renforcement des muscles fait partie des bienfaits connus de l’eau thermale. Monsieur Pléh porte à son poignet un bracelet gris, preuve qu’il est détenteur d’un pass annuel. 

Tôt le matin, ils sont quelques dizaines à faire des longueurs dans la piscine extérieure de Lukács. Dans les couloirs, seules des personnes âgées se baladent. Les femmes portent des bonnets de bain fleuris et les hommes des maillots de bain moulants. Ici, la moyenne d’âge est de 50 ans et les clients sont majoritairement des locaux. Dans le bâtiment, une forte odeur d’œuf pourri règne, propre à l’eau thermale composée de soufre. Pas un bruit, peu de discussion. L’ambiance est à la méditation.

L’eau thermale provient de sources souterraines, abondantes dans le pays. © Magyarpart

«La majorité de nos clients sont des personnes âgées qui viennent ici soit par habitude soit pour un traitement médical», indique Szabolcs Divinszky, manager des thermes. Sur les murs des bains, des plaques commémoratives rendent hommage à l’institution pour ses bienfaits. «Que le Ciel bénisse ces bains à l’influence merveilleuse, dans lesquels j’ai pu me libérer de mon grave problème», peut-on lire sur l’une d’entre elles .

Zsuzsa, 65 ans, se rend à Lukács depuis une dizaine d’années pour des problèmes de genoux. Grâce à une ordonnance prescrite par son médecin, elle bénéficie de tarifs réduits pour entrer aux thermes. La femme aux cheveux blonds et à la longue robe en jean vient ici se faire masser et nager. L’eau thermale soulage ses douleurs physiques. 

« Les thermes de jour, c’est un peu old school »

À Lukács, les jeunes sont absents. «On vient à Lukács pour se relaxer. On ne vient pas ici pour se divertir», explique Szabolcs Divinszky. Un positionnement traditionnel qui risque de devenir problématique dans les années à venir : «Pour survivre, notre clientèle doit se renouveler. Dans quelques années, nos clients actuels seront trop âgés pour venir. Il faut donc que l’on arrive à attirer les jeunes», reconnaît-il. 

Les bains Lukàcs ont donc depuis quelques années diversifié leur offre pour attirer la jeune génération. Avec une proposition étonnante : ici, les clients peuvent faire trempette dans des “bains de bière”, c’est-à-dire un mélange d’eau thermale, de houblon, de levure et de malt tout en buvant… de la bière. Ce bain spécial permettrait de faire le plein de vitamines. Un combo gagnant, qui attire surtout des jeunes qui peuvent ensuite profiter des activités plus classiques des thermes. D’abord proposé à Széchenyi, c’est en raison de son grand succès que le beer spa s’est installé à Lukács. 

«Nous essayons d’organiser des programmes qui pourraient attirer les jeunes locaux car ils ne fréquentent pas forcément les thermes», explique Budapest Spa, la société en charge de la majeure partie des bains de la ville. «On a tenté d’attirer des jeunes Hongrois, mais aucune de nos pubs n’a fonctionné», soupire János Torbágyi, directeur commercial des Sparty, ces gigantesques soirées dans les thermes Széchenyi où les jeunes viennent faire la fête. «Le prix de l’entrée, une soixantaine d’euros, est trop élevé pour eux et ils n’ont pas forcément envie de faire la fête en maillot de bain à côté de chez eux. Et puis, les thermes de jour, c’est un peu old school», ajoute-t-il. 

Les touristes au rendez-vous

Viktória et Kamilla, croisées à une de ces Sparty, confirment : «Nos grand-mères viennent le jour à Széchenyi pour jouer aux cartes. Alors que le soir, c’est la fête, et là c’est fait pour nous, les jeunes. Demain matin, nos grands-mères reviendront ici pour se relaxer», s’amuse Viktória, bière à la main. Les deux amies, hongroise et ukrainienne, se rendent à cette fête pour la première fois. 

Ce samedi soir, les thermes Széchenyi arborent un tout autre visage. Les moulures et les statues antiques disparaissent dans la nuit pour laisser place à des projecteurs multicolores, donnant aux bains un air de boîte de nuit. Les rires se font plus forts, sous l’effet de l’alcool. Il est 22h30, la Sparty a commencé il y a une heure. Une fois par semaine, des centaines de jeunes viennent à Széchenyi pour danser au rythme de musiques électro. Ils parlent anglais, espagnol ou néerlandais et la plupart n’ont pas plus de 30 ans. 

Le jeu d’échecs a disparu et les jacuzzis ne fonctionnent plus. Des tireuses à bières se sont installées à la place des transats. Ici, l’alcool est autorisé et les verres vides s’accumulent au bord des bassins. À l’odeur de chlore se mélange des relents d’alcool. Chacun arbore son plus beau maillot. Les bonnets de bain ne sont pas de circonstances. Certains clients dansent collés-serrés tandis que d’autres s’embrassent. L’ambiance n’est pas à la méditation.

Les “Sparty”, fêtes géantes dans les thermes de Széchenyi, peuvent rassembler jusqu’à 1500 personnes. © Magyarpart

«Il y a vraiment une différence entre les touristes et les locaux dans les thermes. Ces derniers ont en général plus de 75 ans, ils viennent souvent seuls pour se soigner. Ils y restent une à deux heures. Les touristes, eux, ont la trentaine et viennent pour s’amuser et boire de l’alcool. Ils viennent souvent en groupe et y restent environ trois heures. Les touristes et les Hongrois ne pratiquent pas les thermes de la même manière», analyse Tibor Alföldi, manager des thermes Széchenyi. 

Deux mondes qui se croisent

La culture ancestrale des bains hongroise ne disparaîtrait-elle pas au profit d’un tourisme de fêtard ? Selon János Torbágyi, les Sparty sont au contraire une «bonne chose» : «on apporte quelque chose de nouveau dans le monde des thermes».

Une nouveauté pas forcément appréciée des Hongrois. Aujourd’hui, certains locaux préfèrent se rendre dans des thermes plus confidentiels, comme à Lukács, ou viennent très tôt le matin pour éviter les étrangers. Mais touristes et Hongrois continuent de se croiser dans les vestiaires collectifs des bains de Széchenyi. Tandis que les grand-mères n’hésitent pas une seule seconde à se changer devant les autres, certaines étrangères préfèrent s’habiller dans les toilettes pour plus d’intimité. 

Les bains Széchenyi font partie des thermes les plus populaires de Budapest. © Magyarpart

Deux mondes qui se croisent et qui, parfois, se rencontrent. Dans les bassins extérieurs de Széchényi, une deuxième table d’échec a été installée à l’opposé de la première. Certains jeunes se risquent à y jouer, en espérant peut-être imiter leurs aïeuls.   

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