Face au futur campus chinois, les Budapestois résistent
Dans le sud de la capitale hongroise, un terrain vague est au centre de vives polémiques depuis un an. Le gouvernement a décidé d’y installer un campus chinois, mais l’opposition se bat pour maintenir le projet de logements étudiants prévu initialement.
«On devait construire une grande résidence étudiante ici, la Student City devait pouvoir loger 12 000 étudiants. Tout était prêt, les plans étaient faits». Krisztina Baranyi, maire du 9e arrondissement de Budapest, fixe d’un regard sévère le terrain vague qui devait accueillir le projet, baptisé Diákváros en hongrois. 550 000 m2 de verdure au sud de la capitale, sur les bords du Danube. «Ici, nous souhaitions installer des lieux de vie, un théâtre» explique-t-elle, tendant le bras vers un ensemble de bâtiments désaffectés, restes d’un marché de négoce aujourd’hui classé monument historique.
À gauche, un immeuble en briques rouges, devant lequel trône le reste d’un lampadaire rouillé. À droite, un long bâtiment aux grandes verrières brisées, parfois comblées de plastique. Des dizaines de graffitis colorent les murs. La maire se retourne vers une route déserte, suivie de longues étendues herbeuses. «Là, nous aurions construit des logements, avec beaucoup d’espaces extérieurs». Sa voix d’ordinaire assurée se teinte d’agacement.
En théorie, elle n’a pas le droit de se tenir sur ce terrain entouré d’un grillage. Le gouvernement hongrois en a interdit l’accès pour protéger un autre projet : l’implantation du premier campus européen de la prestigieuse université chinoise Fudan. Il doit prendre la place de la Student City que défendent Krisztina Baranyi et les partis d’opposition. L’existence d’un accord entre Fudan et le gouvernement a été révélée par le média hongrois d’investigation Direkt36 au printemps 2021, déclenchant de grandes manifestations à Budapest. Les négociations avec Fudan se sont tenues en parallèle de l’éviction de l’Université d’Europe centrale (CEU) en 2018, université américaine renommée jugée trop libérale. Les opposants fustigent le risque d’un renforcement de l’influence chinoise en Hongrie et la suppression de logements étudiants.
Très cher campus
Pour Krisztina Baranyi, le problème réside surtout dans le financement du projet. Selon Direkt36, le gouvernement hongrois s’apprête à contracter un prêt de 1,3 milliard d’euros auprès de la Chine, pour une construction qui coûtera 1,5 milliard d’euros au total. Soit 200 millions d’euros de plus que le budget annuel de l’enseignement supérieur pour tout le pays en 2019. «Si c’était de l’argent privé il n’y aurait pas de problème, s’indigne la maire du 9e arrondissement le visage fermé. Sauf qu’on dépense de l’argent public».
Si le gouvernement hongrois accepte de dépenser une telle somme, c’est parce qu’il joue un gros coup diplomatique. Depuis son arrivée au pouvoir, le Premier ministre Viktor Orbán promeut une ouverture vers l’Est en se rapprochant notamment de la Russie et la Chine. Pour ses défenseurs, le prestige de l’université Fudan pourrait également attirer des investissements étrangers et amortir à long terme le prêt contracté.
Autour du terrain vague, le quartier compte de nombreux bâtiments décrépis, aux fenêtres murées ou brisées. Un bar aux fenêtres condamnées par des barreaux a verrouillé ses portes par de lourdes chaînes. Lorsque l’on demande à Krisztina Branayi si cet ancien vivier industriel peut bénéficier du dynamisme d’un campus étranger, elle laisse échapper un sourire cynique : «La Student city aurait apporté plus de développement économique au quartier». Selon elle, les premiers à bénéficier du campus seraient les étudiants chinois et une fraction de Hongrois aisés, en raison de frais de scolarité élevés.
Une rue « des martyrs ouïghours »
Cela fait maintenant un an que la maire lutte contre l’installation de Fudan. Son principal coup d’éclat est d’avoir fait changer les noms des rues entourant le site de construction l’an dernier : rue des martyrs ouïghours, de Hong Kong Libre, de l’évêque Xie Shiguang, du Dalaï-Lama. Sur le mur jouxtant ce panneau, un graffiti jaune «Free Tibet» (Le Tibet libre) appuie le message.
L’initiative a fait réagir dans le monde entier. Mme Baranyi a même reçu des lettres chinoises la pressant de retirer ces panneaux, mais elle maintient sa position. Aujourd’hui, ni le campus de Fudan, ni la Student City n’ont débuté leur construction.
Lorsque les plaques des rues ont été changées, un activiste tibétain a tenu à porter son drapeau sous la nouvelle rue du Dalaï-Lama. Tsevang Thinlay Namgyal est né au Tibet et vit en Hongrie depuis 2005, il craint une hausse de l’influence chinoise dans le pays. «J’ai un peu peur de ce projet car encore plus de Chinois vont venir. On n’a pas besoin de nouvelles écoles chinoises, ils ont déjà des campus ailleurs dans le monde !» s’exclame-t-il, un air inquiet sur son visage anguleux.
L’activiste a fait de son petit restaurant un hommage à son territoire natal : chaque espace est occupé par des drapeaux et tentures colorées, une musique traditionnelle grave en fond sonore. Surtout, des images du Dalaï-Lama sont affichées partout. Une photo de sa rencontre avec Tsevang Thinlay Namgyal trône derrière le comptoir. Assis à une table, ses mains s’animent lorsqu’il parle de la pression qu’il subit : «Lorsque les officiels chinois viennent en visite, des policiers hongrois se postent devant mon restaurant». En mars 2021, il a reçu une amende alors qu’il manifestait seul avec son drapeau, sous prétexte de restrictions de rassemblements en raison de la pandémie. Il a gagné son procès pour faire annuler cette peine.
Si M.Namgyal craint un renforcement de l’influence chinoise, c’est en partie parce que le projet Fudan s’inscrit dans la continuité des Nouvelles Routes de la Soie. Cette initiative chinoise se traduit notamment par des investissements à l’étranger dans les infrastructures de transport pour acheminer rapidement vers l’Europe les biens manufacturés en Chine. Pékin entend ainsi créer des partenariats et étendre son influence économique. La création d’un campus universitaire lui permettrait de renforcer son soft power, c’est-à-dire sa puissance culturelle et symbolique.
L’université Fudan a inscrit en 2019 dans sa charte «un engagement à suivre la direction du Parti communiste», alimentant les craintes de propagande chinoise. Une spéculation infondée pour le chercheur Viktor Eszterhai: «[la Chine] veut faire de l’argent, des cours sur Xi Jinping ne seraient pas attrayants, ce serait stupide». Pour lui, le véritable enjeu soulevé par le projet Fudan est le manque d’investissement sur les universités hongroises, incapables d’atteindre un niveau comparable.
Les étudiants debout pour leurs logements
Dans une cour ensoleillée de l’université Eötvös Loránd, au centre de Budapest, un groupe d’étudiants débat à l’ombre des arbres et des bâtiments en brique. Ils se montrent moins préoccupés par la concurrence chinoise que par les problèmes de logement. Syndiqués dans l’organisation d’opposition Hallgatoi Szakszervezet, ils rejettent le projet Fudan parce qu’il prend la place d’une résidence étudiante nécessaire.
Assis sur un banc, Bertold, chargé de la communication, soupire en détachant la cigarette perchée sur son oreille pour l’allumer. «Moi je n’ai pas de problème avec le fait que Fudan vienne, mais avec le fait qu’ils aient supprimé les logements étudiants de l’équation». Il vit en colocation avec Milan, coordinateur du syndicat aux longs cheveux noirs, affalé sur un pouf rouge. Les deux jeunes hommes témoignent avec un rire jaune de la hausse des loyers à Budapest et des abus de certains propriétaires. Comme celui de Milan, qui l’a privé d’eau chaude pendant deux mois l’an dernier.
Pour eux, ce campus symbolise aussi la tendance du gouvernement à privilégier une élite au détriment des autres étudiants, avec des frais de scolarité élevés. «Ils seraient les bienvenus s’ils ne ruinaient pas les chances des étudiants hongrois» résume Bertold en rajustant le col de sa chemise bariolée. Les étudiants cherchent à planifier de nouvelles actions cette année pour s’opposer à Fudan et remettre la question du logement étudiant au centre des discussions.
De leur côté, les partis politiques d’opposition veulent mettre en place un référendum national pour supprimer la loi permettant au gouvernement de construire le campus. Après une longue campagne, ils ont réuni assez de signatures début 2022 pour obliger le gouvernement à tenir ce référendum. Une victoire en demi-teinte seulement.
Une bière à la main malgré l’heure matinale, Márton Tompos, porte-parole du parti libéral d’opposition Momentum et tout juste élu député, ne se fait pas d’illusion. Le niveau de participation nécessaire pour que le résultat soit pris en compte a peu de chances d’être atteint. Le jeune trentenaire garde pourtant un sourire sans faille : «Pour nous, l’important c’est d’imposer que l’on discute de nos sujets. L’opposition a du mal à reprendre la parole, s’il y a un référendum on l’aura et le gouvernement sera obligé de réagir à notre sujet.»
Fudan passe à la vitesse supérieure
Sous les moulures et les lustres du New York Café, Li Zhen Árpád sirote un thé au lait. Président d’un institut promouvant les nouvelles routes de la soie en Europe, il est aussi chercheur à l’Institut chinois des relations internationales contemporaines, rattaché au parti communiste. Pour lui, cette opposition n’est qu’une récupération politique : «Les partis d’opposition devaient trouver des points pour s’unir contre le gouvernement».
Serein, il vante au contraire les vertus de cette université : des cursus de qualité, des investissements sur le long terme et une relation renforcée avec la Hongrie. «Il n’y a pas de pensée idéologique, on ne peut pas imposer notre façon de penser en Hongrie», assure-t-il avec un rire. Avant d’affirmer que le projet est de nouveau en mouvement, après un gel de plusieurs mois avant les élections. Selon lui, un nouvel accord a été signé le 27 avril entre le gouvernement chinois et Fudan, prévoyant un début des cours sous trois ans.
Li Zhen Árpád parcourt scrupuleusement ses notes rédigées en chinois. Des réunions virtuelles sont prévues chaque mois pour avancer le projet, et quatre facultés doivent être mises en place: sciences sociales, ingénierie, commerce et médecine. Malgré la fermeté de l’opposition, le terrain vague ne devrait plus le rester très longtemps.