A Budapest, que reste-t-il de l’héritage de Robert Capa ?
Dans le pays de naissance de Robert Capa, difficile aujourd’hui d’être photojournaliste. Près de 100 ans après l’exil du photographe mythique, les pressions du gouvernement Orbán contre les médias mettent à mal la profession. Pour les photojournalistes, un dilemme : travailler sans obstacles ou rester indépendant.
À près de 1500 kilomètres de Paris, Sophie admire une photographie de Notre-Dame en feu. Le constat est sans appel : « Les photojournalistes hongrois sont à la hauteur de ce qu’est Robert Capa. » Pour cette Savoyarde séjournant pour la première fois à Budapest, l’exposition des meilleures photographies de presse hongroises des 40 dernières années, au centre de photographie contemporaine Robert Capa, est un arrêt obligatoire.
« La photo de presse est une photo fatigante, mais c’est une bonne fatigue », plaisante son mari, Christian, 61 ans. Après deux heures de visite, il se repose sur un canapé d’une salle attenante à l’exposition, où sont entreposés les appareils photo de nombreux photojournalistes hongrois, comme György Stalter. « J’ai besoin de m’enrichir des cadrages que ces photographes ont dans l’action », confie Christian, photographe illustrateur avant d’ajouter : « Les photos de presse apportent le choc, leur lecture est instantanée, et internationale. »
Face à l’Académie de musique Ferenc Liszt et au conservatoire Béla Bartók, d’où s’échappent quelques notes de piano en cet après-midi ensoleillé, le centre de photographie contemporaine Robert Capa célèbre le travail des photojournalistes hongrois. Trois salles du centre sont habillées de fresques de photos de presse, offrant un panorama de l’actualité hongroise et internationale, de 1981 à 2021.
Placé avant l’entrée de l’exposition, isolé du reste de la frise, un panneau a finalement été consacré au début de l’année 2022. « En ce moment, des photojournalistes hongrois travaillent en Ukraine », précise András Bánkuti dans un encart aux côtés de photos de la ville de Boutcha, détruite par les attaques russes. « Ce n’était pas dans mon intention d’exposer des photos de cette année, mais nous ne serions pas fidèles au nom du centre – Robert Capa – si nous ne mentionnons pas la terrible guerre qui sévit près de chez nous. »
Magnificent Capa
Si dans le milieu du photojournalisme, il n’y avait qu’un nom à retenir, ce serait, pour beaucoup, celui de Robert Capa. Ou plutôt Endre Friedmann, son nom de naissance. Né à Budapest, il s’est surtout fait connaître à l’étranger. Mais, pour cela, il a dû changer de nom, explique Daniel Psenny, ancien journaliste au Monde aujourd’hui collaborateur au Courrier d’Europe centrale : « Quand il a commencé à travailler, ses photos se vendaient mal. Sa compagne, Gerda Taro, qui avait elle-même pris un nom d’emprunt, lui a suggéré d’adopter un nom américain. L’idée de “Capa” lui est venue après avoir regardé un film du réalisateur Frank Capra. »
Le photographe s’est ensuite illustré sur de nombreux conflits, et est même l’auteur des rares clichés du débarquement des Américains en Normandie. Des photos prises sous le feu des Allemands et aux côtés des soldats, il ne reste que 11 clichés. Le reste aurait été détruit par un laborantin qui aurait laissé les films trop longtemps en cabine de séchage. Si cette version est remise en cause par plusieurs historiens, elle fait partie de la légende Robert Capa et la série de photos est aujourd’hui connue sous le nom de Magnificent Eleven.
« En étant directement avec les soldats, au cœur de l’action, Robert Capa s’est révélé comme un grand photojournaliste », analyse Daniel Psenny. Mais ce grand nom de la Hongrie est finalement peu célébré dans son pays. « Robert Capa est reconnu dans le monde entier. En Hongrie, il l’est, mais beaucoup moins. Devant sa maison natale, il y a juste une plaque en plexiglas ridicule que l’on voit à peine. » A Budapest, rares sont les lieux témoins de l’œuvre des photojournalistes en Hongrie. À l’entrée de la place Jean-Paul II, un buste de Jean-Pierre Pedrazzini rend hommage à ce reporter-photographe franco-suisse blessé mortellement alors qu’il couvrait l’insurrection de Budapest, en 1956. Mais les Budapestois, nombreux à venir promener leurs chiens dans ce square, passent devant sans y prêter attention.
« Nous connaissons leur histoire, nous sommes fiers de ces photographes, mais aujourd’hui, prendre des photos est totalement différent », tranche un photojournaliste d’un média proche du pouvoir, qui souhaite rester anonyme. Pour ce photographe de la jeune génération, les grands noms comme Robert Capa ou André Kertész ne sont plus tellement des inspirations : « Aujourd’hui, les photographes sont bien plus inspirés par Instagram, pas par les anciennes icônes. » Des icônes qui restent tout de même des références de la profession pour le photojournaliste Tamás Szigeti : « Ils étaient de vrais inventeurs. Ils sont vraiment importants, pas seulement dans la photographie hongroise, mais partout dans le monde. »
La fin de l’âge d’or
Total look jean et muni d’une tablette tactile et d’un soda à la vanille, Tamás Szigeti anime la visite guidée de l’exposition de photos de presse hongroise ce jeudi après-midi. Pendant deux heures, il revient sur ces 40 ans d’histoire, plaisante sur une photo du rockeur Iggy Pop adressant deux doigts d’honneur au public d’un de ses concerts de 1992 ou d’un cliché d’un garde de l’Élysée en uniforme, tombé face contre terre lors d’une vague de chaleur de 1990. Sa photo préférée de l’exposition ? “Sunset” d’András Bánkuti, une photo de passants moscovites devant un mur décoré d’une immense tête de Lénine : « Cette photo a été prise en 1987 et c’était une sorte de prédiction que le communisme allait bientôt s’effondrer. Il y a une réflexion derrière cette image, c’est pour ça que je l’apprécie.»
Plusieurs photos de Tamás Szigeti sont exposées au centre Robert Capa. Parmi elles, une d’Árpád Göncz, élu président de la République de Hongrie en 1990, faisant le signe “V” de la victoire. Là encore, c’est le message derrière la photo qui importe pour le photographe : « C’est une photo très “humaine”. Cela montre que quelque chose de nouveau commence après 40 ans d’oppression (du régime communiste – ndlr.)» Un âge d’or pour le pays selon lui, mais aussi pour les photojournalistes, “très libres” au début des années 1990.
19 heures, fermeture du centre Robert Capa. Dans un café voisin, Tamás troque son soda pour une limonade. En dehors des visites guidées, le discours est plus amer pour le photographe aux longs cheveux blancs. Il a commencé à travailler en 1986 au Magyar Hírlap, un des principaux quotidiens hongrois de l’époque. Autrefois lié au régime communiste, il est devenu plus libéral au début des années 1990, « ce qu’un journal devrait être », plaisante le photojournaliste. Il a toutefois quitté le journal en 2001, « lorsque j’ai senti que ce ne serait pas une success story. » Le titre est désormais conservateur et appuie le gouvernement de Viktor Orbán, comme une importante majorité des médias du pays.
À 66 ans, Tamás est maintenant photographe pour le département communication de l’Académie hongroise des sciences. Il immortalise des événements scientifiques et ses photos sont ensuite communiquées aux médias. Un poste qui lui permet de travailler « plus librement » que dans certains médias.
Blacklistés
« Pour ses événements officiels, le pouvoir choisit les photographes et journalistes qui ne vont pas leur causer de problèmes. Finalement, c’est plus facile d’être photojournaliste en Hongrie quand on est étranger. Quand vous êtes Hongrois et que vous n’êtes pas dans le listing des journaux “admis”, c’est très difficile », explique Daniel Psenny. Une source proche des médias pro-Orbán, qui souhaite rester anonyme, confirme : les médias d’opposition ne sont pas appelés aux événements officiels. Ils peuvent en faire la demande, mais ne reçoivent pas souvent de réponse.
« Presque impossible » d’être photojournaliste dans les médias d’opposition assure Tamás Szigeti : « Durant la pandémie, ces médias ne pouvaient pas aller dans les hôpitaux. Seuls les photographes des agences de presse officielles pouvaient prendre des photos. » Une exception toutefois : le journaliste freelance Simon Móricz-Sabján, dont la série de photographies à l’hôpital de Budapest est exposée au centre Robert Capa. Une rare autorisation « en raison de sa très rare et très bonne relation avec le directeur de l’hôpital », précise Tamás.
Pour les photojournalistes, ces obstacles mènent à « une forme de censure, puis d’autocensure » résume Daniel Psenny. « J’ai espoir que ça change un jour mais malheureusement, j’ai peur que ça ne change pas de mon vivant », craint Tamás Szigeti. À quelques jours de l’anniversaire de la mort de Robert Capa, le 25 mai, difficile pour les photojournalistes de certains médias d’exercer librement en Hongrie. Pour informer, beaucoup doivent renoncer à leur indépendance.