Kultura

À Józsefváros, la vie alternative sans vivre ensemble

Friche écolo, permaculture, salle de concert underground… plusieurs nouveaux projets détonnent à Józsefváros, huitième arrondissement de Budapest. Mais nouveaux venus et habitants de longues dates du quartier le plus pauvre de la ville se croisent peu et ne se côtoient pas.

Au cœur de la ville, caché au bout d’une impasse, un imposant portail renferme un trésor de verdure. De prime abord, rien n’invite à y pénétrer. Sur l’immense grille d’entrée, pas d’enseigne. Le petit panneau qui liste les ateliers proposés chaque mois se confond presque avec les tags qui recouvrent la devanture. Une modeste promotion pour ces 7700 m2 de nature, si rares, dans l’épicentre du quartier rom de Budapest. 

Une fois dans l’enceinte, le terrain vague, grand comme deux terrains de football, prend des allures de fourmilières. Dispersés dans l’immensité du jardin, les habitués de la friche s’apprêtent à recevoir de nouveaux visiteurs. La troisième édition de leur festival éco-féministe, rendez vous le plus attendu de l’année, s’ouvre dans deux jours. Ils refusent de se donner un nom, ou de se constituer officiellement en une association.  Mais une véritable communauté s’est organisée autour de la friche de la rue Szeszgyár. 

Chaque membre a sa mission. Vêtu d’un short à bretelles, d’un t-shirt couleur terre, d’une paire de Vans et d’un béret, un volontaire charge sa brouette de planches de bois de récupération. Un camion vient à l’instant de les déposer à l’entrée, rare présence motorisée tolérée dans l’enceinte du jardin. Elles serviront à construire des structures pour s’abriter du soleil. Les mains dans la terre, la main à la pâte. Lea, suisso-hongroise de 25 ans, s’attèle à la cueillette pour préparer le déjeuner de l’assemblée. Au menu ce midi : une salade presque exclusivement composée d’herbes et de légumes du potager en permaculture. Cheveux bicolores, piercing, et diamants dans les dents, l’artiste pluridisciplinaire passe le plus clair de son temps dans le jardin. Elle connaît sur le bout des doigts tout ce qui y pousse et s’émerveille de chaque trouvaille. «La terre est si nourrissante que des potirons ont commencé à pousser dans le compost» dit-elle avec amusement. Nouvellement installée, elle a rejoint la communauté il y a un an, motivée par l’idée d’offrir au quartier un espace de détente et d’expression de soi. «Le quartier est très rude et les parcs ne sont pas très conviviaux. L’herbe n’est pas agréable pour s’allonger et ces espaces sont souvent utilisés comme refuge pour les sans-abris. Quand je viens ici, je suis heureuse d’être entourée par la nature», raconte-t-elle avec enthousiasme.  

Radis, menthe, salades et basilic… des dizaines de végétaux poussent dans le potager en permaculture. © Magyarpart

Dans le passé, le terrain de Szeszgyár était, comme l’indique la traduction littérale, une usine de fabrication de bière. Une fois démolie, le terrain vague abandonné pendant plus d’une dizaine d’années est devenu le théâtre d’activités illégales en tout genre. Pas de quoi améliorer la réputation de ce quartier pauvre de la capitale hongroise. Il y a deux ans, Anna Margit, qui avait pris l’habitude de promener son chien aux alentours du lieu, a eu l’idée d’en faire un jardin communautaire. Après quelques coups de fils avec le propriétaire, la jeune femme obtient l’autorisation d’occuper le terrain en attendant qu’il soit vendu. C’est de cette volonté qu’est né le projet d’une friche autogérée, éco-féministe et queer dans le quartier. Car Budapest constitue une exception politique, où les pensées queer, anti-capitalistes et féministes peuvent exister. Józsefváros, le huitième arrondissement de la ville, situé à l’Est du Danube, est un terreau fertile pour les initiatives alternatives. 

« Construire une meilleure société »

À Szeszgyár, chacun participe à offrir, «une alternative à la politique d’Orbán qui est anti-tout : anti-différence, anti-migrants, anti-gay et très misogyne» résume Elise, une française d’une vingtaine d’années installée à Budapest depuis 2 ans pour travailler dans une ONG de développement durable. Alors, Csilla, une membre de la communauté, propose des ateliers autour de la culture des champignons. Sherif, des séances de Yoga en plein air accompagnées de DJ-set. D’autres moins engagés profitent simplement de l’espace pour promener leur chien ou organiser des rendez-vous galants. Pour Elise, qui donne de son temps quasiment tous les jours pour le jardin, l’essentiel est de motiver les troupes : «on veut montrer que si les gens ont envie de faire des choses, il y a de la place»

Une pause repas bien méritée pour les volontaires de Szeszgyár. Au menu : Une salade presque exclusivement composées de mets du potager en permaculture. © Magyarpart

À une centaine de mètres de là, toujours plus loin de l’agitation du centre-ville, une courte traversée parmi des immeubles d’habitations délabrés et de rares commerces de première nécessité mène vers un autre ovni du quartier. Gólya est un lieu incontournable de la scène underground de la ville. Forcé de déménager à plusieurs reprises, l’établissement a quitté son fief historique du centre-ville pour investir une manufacture désaffectée de Józsefváros. Sans l’enseigne lumineuse qui indique le nom du lieu, le domaine de Gólya passerait presque inaperçu. Une fois traversé l’intimidante porte cochère rouge, et le patio d’entrée, Gólya se tient sur trois étages. Au rez-de-chaussée, une salle de concert et un bar au style industriel. Les escaliers couleur rouille mènent à une affiche «Liberté pour Angela Davis», militante féministe et antiraciste américaine qui recouvre l’entièreté d’un mur. À l’étage, un espace de co-working ou de convivialité s’organise autour du second bar. Au sommet, un toit-terrasse coloré.  Péter, 20 ans, originaire de Szeged, une ville du sud du pays et installé dans le 8ème arrondissement pour ses études, est un habitué. Profitant d’un bain de soleil et sirotant une bière avec son amie, il vante les  mérites d’un des seuls endroits de la ville «qui se soucie de construire une meilleure société». Il cite des initiatives comme «Louder than bombs – Drop food not bombs Budapest» (Plus fort que les bombes – Larguer de la nourriture pas des bombes), des concerts caritatifs organisés par Gólya, dont les fonds sont utilisés pour offrir des repas vegans aux plus démunis. 

Fier anticapitaliste, Péter se rend régulièrement à Golya. Sa partie préférée ? Le toit-terrasse pour les bains de soleil. © Magyarpart

Une friche ? Quelle friche ?

Pour sa clientèle, étudiante, jeune et politisée, Gólya est iconique. Pour les habitants de l’arrondissement le plus pauvre de la ville, c’est une présence étrangère de plus dans leur espace de vie. Aussi, si Szeszgyár est ouvert à tous, et si les habitués du lieu affirment tendre la main aux habitants historiques du quartier, majoritairement issue de la minorité rom, précarisée et stigmatisée dans le pays. La participation aux ateliers et le développement d’initiatives émane principalement des nouveaux arrivants. Aux abords des lieux, un riverain sort récupérer une livraison, il n’habite qu’à une rue des deux espaces alternatifs, mais n’en a jamais entendu parler. Au même moment, une femme rentre du travail, elle a toujours vécu dans le quartier. Si elle connaissait la mauvaise réputation du terrain vague, elle n’a pas été informée de sa réhabilitation et n’y a jamais mis les pieds. Malgré les efforts affichés par ces deux établissements, l’inclusion des populations locales est une difficulté que ces deux projets peinent à surmonter. 

Ce nouveau brassage de populations, qui cohabitent sans se mélanger dans les quartiers les plus excentrés de la ville, est pour Vincent Liegey, une conséquence du «développement du tourisme de masse». L’essayiste français installé à Budapest depuis 20 ans, spécialiste de la décroissance, a lui-même développé un concept de livraison de légumes bios à vélo dans le quartier. Sur la terrasse du café Lumen, situé dans une partie moins populaire du huitième arrondissement, il regrette «les années de bohème de la ville où l’on avait presque pas besoin de travailler pour vivre une vie décente». Pour lui, le «tourisme de débauche», a tout emporté sur son passage, et avec lui la possibilité pour des lieux «au modèle économique en rupture avec le système dominant» de s’établir et prospérer en centre ville. Subissant «une pression culturelle et immobilière sans précédent», et ne pouvant rivaliser avec les nouveaux investisseurs du monde de la nuit, le Budapest alternatif se raccroche alors à Józsefváros pour survivre. 

Depuis son bureau de l’Hôtel de ville, Gábor Erőss, maire adjoint du huitième arrondissement de Budapest et sociologue, rêve d’un quartier plus sensible à l’environnement. L’élu écologiste salue la réussite de ces nouveaux acteurs. «Améliorer la qualité de vie dans un espace urbain donné, c’est l’améliorer autant, voire plus pour les classes populaires que pour les classes moyennes» conclut-il.