Kultura

Dans les thermes, touristes partout, Hongrois nulle part

Véritable tradition de la capitale hongroise grâce à ses nombreuses sources chaudes, les thermes sont un passage obligé des touristes. Les locaux les délaissent de plus en plus, forçant ces lieux ancrés dans la culture hongroise à orienter leur économie vers les étrangers.

Comme si la langue hongroise avait disparu. À l’arrière de la file d’attente des thermes de Széchenyi, les plus visités de Budapest, une dizaine d’Anglais, déjà alcoolisés, entonnent « We are the champions ». Devant eux des Français : « On compte dépenser beaucoup et revenir demain pour décuver », prévoit un groupe de huit copains parisiens.Des Italiens regardent leur montre et pestent contre la lenteur à ouvrir les portes.

Chaque samedi soir, les bassins extérieurs des thermes de Széchenyi troquent leur tranquillité pour une ambiance boîte de nuit dans l’eau. C’est la Sparty, contraction de « spa », de « party » (fête en anglais) et d’« art », de 21h30 à 2h du matin.

L’entrée coûte 59 euros. « Notre objectif n’est pas d’attirer les Budapestois, le prix est trop élevé pour eux -le salaire mensuel médian est de 750 euros », reconnaît János Torbágyi, directeur commercial des Sparty. Un prix d’entrée équivalent à ceux pratiqués dans la plupart des soirées européennes, selon lui.

Sur les 18 bains que compte Széchenyi, seuls deux, situés en plein air, sont ouverts lors de cette soirée. L’ensemble des quinze bassins intérieurs sont fermés, tout comme la piscine plus classique. À chaque extrémité, deux bars ont été spécialement installés. Les fêtards jouent des coudes devant le comptoir blanc pour commander leur verre. Ce soir-là, les 40 centilitres de bière pression sont vendus 2 100 forints, la monnaie locale (six euros). Sur la carte, les prix sont systématiquement indiqués en forints et en euros. Alors que dans le centre de Budapest, la pinte de bière oscille entre un et trois euros.

« C’est dépense illimitée »

La majorité des fêtards porte une dragonne autour du cou. À leur bout, tenu par un crochet en métal, une carte noire. C’est avec celle-ci que les participants à la Sparty règlent leur consommation. Elle se recharge dans un stand installé proche des vestiaires et au bord des piscines. La carte de crédit n’est pas acceptée. Manifestement, les piscines chaudes donnent soif, devant les stands, c’est la queue.

Une dizaine de jeunes Français discutent un verre à la main devant l’un des bassins, tous en T-shirt blanc. « On fête un enterrement de vie de garçon. On est venus de France exprès pour le week-end », explique Omar, entouré de onze de ses amis. Le groupe discute, aux bords de l’eau, un verre à la main. « On a un budget de 100 euros chacun mais si la soirée est super, c’est dépense illimitée », rigole-t-il. Les sommes dépensées par personne varient entre 20 000 et 50 000 forints (entre 50 et 130 euros), en plus du prix du billet d’entrée, chiffre le personnel présent sur place.

Samedi 7 mai, 1 150 fêtards étaient réunis pour la Sparty. © Magyarpart

Très vite, les verres vides s’accumulent sur les rambardes situées à l’intérieur des plus petits bassins. Très vite aussi, bouger dans l’eau devient complexe. Peu dansent. Les fêtards s’adonnent davantage à des selfies et à la danse de la chenille… dans l’eau. Torse-nu, queue de cheval,  Pedro, un Espagnol de 29 ans est venu avec trois amis. Il vient d’acheter une bière : « On a déjà dépensé 60 euros chacun, en plus de l’entrée. »

La sparty prend des airs de grand « show » destiné à attirer les touristes. Les projecteurs bleus et pourpres pointés sur les deux bassins animent la soirée. Sur le côté, des machines crachent leur fumée sur les baigneurs. Le DJ entremêle les musiques électros de quelques classiques. Au son de « Freed From Desire », la foule danse plus intensément. Sur les côtés, les verres en plastique continuent à s’empiler. Vers 23 h 30, les verres vides sont progressivement remplacés par des bouteilles vides.

Le calme après la tempête

Le lendemain, les clapotis et éclats de rire ont remplacé les basses de la musique électro. Les visiteurs sont presque aussi nombreux, mais n’ont pas grand-chose à voir avec les oiseaux de nuit de la veille. Étrangers aussi, mais plus âgés et s’ils boivent, c’est l’eau ferrugineuse des thermes. « Nous avons eu une forte reprise économique depuis septembre 2021 avec le retour des touristes. Nous avions eu un premier pic à l’été dernier lors de l’euro de football [Budapest a accueilli certains matchs de la compétition, NDLR] », constate Tibor Alföldi, directeur des thermes de Széchenyi.

« Nous sommes restés dehors car il y a trop de monde dedans », confie Sergio 62 ans, peignoir blanc sur le dos, accompagné de sa femme Célia. Les deux Brésiliens profitent d’un en-cas sous les parasols blancs de la cafétéria située près des bains extérieurs de Széchenyi. « Nous sommes venus ici pour comprendre cette tradition », assure le sexagénaire aux cheveux encore humides. Sous ses yeux, de nombreux touristes se détendent dans l’eau chaude. Les smartphones sont de sortie, les baigneurs enchaînent les selfies sous le soleil de la capitale hongroise.

À Széchenyi, 88% des visiteurs étaient des touristes en avril 2022. © Magyarpart

À l’intérieur de Széchenyi, les visiteurs se croisent dans de longs couloirs. Certains se bousculent. D’autres attendent pour passer les portes étroites. « Il y a 15-20 ans, les thermes étaient encore majoritairement utilisés par des locaux, mais maintenant, ce sont surtout des touristes », constate Peter Molnár, guide francophone en Hongrie depuis une vingtaine d’années. 

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Parce qu’à Budapest, les thermes restent une véritable tradition. « La force curative des eaux des thermes est connue depuis l’arrivée de l’empire ottoman au XVIe siècle, période à laquelle la tradition des thermes s’est imposée en Hongrie. Un tourisme thermal s’est développé dès ce moment-là », analyse l’historienne Noémi Saly. Les 120 sources thermales que compte Budapest ont favorisé le développement de l’activité économique autour des thermes, encore aujourd’hui. L’agence hongroise du tourisme admet par ailleurs « faire la promotion des bains thermaux à une échelle internationale ».

En journée, le prix d’entrée avoisine les 5 900 forints (environ 15 €) dans l’ensemble des thermes gérés par la municipalité de Budapest. « Pour les Budapestois qui travaillent, c’est impossible de venir régulièrement », confesse Szibi, hongrois de 50 ans profitant de la tranquillité des thermes de Lukács, bains moins connus des touristes, mais tout aussi magnifiques. Depuis janvier 2022, 84% des visiteurs des thermes de la ville sont des étrangers. « En Hongrie, les travailleurs touchent à peine un quart voire un cinquième de ce qu’un Français peut gagner. C’est aussi ce qui explique qu’il y ait tant de touristes », analyse Melanie Smith, spécialiste du tourisme des spas à l’école supérieure de communication et de commerce de Budapest.

Un objectif : attirer les touristes

« Nous fermons à 19h », prévient une hôtesse d’accueil en anglais, à deux touristes qui viennent de franchir l’entrée des thermes de Gellért, leur sac sur le dos et les lunettes de soleil encore sur le nez.  Avec Szecheny, il s’agit des thermes les plus visités à Budapest, surtout par des touristes.

 À Gellért, les touristes représentent 88% des visiteurs. © Magyarpart

À l’intérieur, la chaleur est presque étouffante. Un point qui ne contrarie pas Sousa, 21 ans, Américain qui a posé ses bagages à Budapest pour la semaine. « Je suis venu me relaxer dans l’eau chaude, j’ai pu profiter du hammam. » « Pour les Américains, les thermes sont quelque chose de nouveau, qui n’existe que très peu chez eux. Certains viennent donc ici pour en profiter », commente Melanie Smith.

Aujourd’hui, certains thermes comme ceux de Lukacz vivent grâce aux locaux, généralement des personnes âgées. Une réalité qui inquiète son directeur Szabolis Dirinszky : « Nous devons nous ouvrir à la nouvelle génération. Bientôt, nos habitués seront trop âgés pour venir. » Là aussi, un salut qui se trouve du côté des touristes ?