Résistance

De porte à porte, continuer d’informer malgré Orbán

Dans les campagnes reculées de Hongrie, villages et communes vivent au rythme d’une information contrôlée par le gouvernement de Viktor Orbán. Un constat intolérable pour le journal indépendant Nyomtass te is ! qui a fait du combat pour une information affranchie de la propagande gouvernementale son fer de lance, en se rendant sur le terrain. Mais après la récente victoire du Premier ministre aux législatives, l’espérance a laissé place au doute.

« On entend le nom d’Orbán toutes les 7 ou 8 minutes à la télévision. Même pendant les matchs de football on parle de lui », s’exclame Edit, l’une des volontaires présente dans une salle de réunion d’un centre culturel de Budapest. À ses côtés, éclairés par les néons blancs de la pièce flambant neuve, une quinzaine d’autres bénévoles de Nyomtass te is !, (« Imprime-le toi-même » NDLR), un journal newsletter qui relaie, par le biais de brèves, l’information parue dans la presse indépendante. « Comment Nyomtass te is ! pourrait concurrencer une telle présence alors même que certains prêtres prêchent en la faveur d’Orbán dans les églises ? », poursuit-elle, désemparée, face à l’approbation collective de l’assistance.  

Depuis la victoire du Fidesz aux élections législatives du 3 avril dernier, ce type de rendez-vous avait disparu. Comme un nouveau départ, c’est la première fois que les membres bénévoles de Nyomtass se réunissent dans ces lieux, prêtés pour la soirée. Un réel soulagement pour Rita, une des deux responsables du média, qui craignait que les lieux soient déserts, faute de plan clair pour la suite. Car l’action de Nyomtass a été ralentie, impactée par cette quatrième victoire de Viktor Orbán, elle qui avait atteint des records de publications les semaines précédant le scrutin. « De 750 000 exemplaires distribués chaque semaine, nous sommes passés à 1,3 millions les deux dernières semaines avant les élections », affirme ainsi la direction du journal. Selon les chiffres du média, au total, entre 6 et 8 millions de leurs newsletters ont été distribuées dans le pays à partir de fin février et jusqu’aux élections. Un résultat conséquent dans ce pays de 9,75 millions d’habitants et corollaire de l’investissement des bénévoles de plus en plus nombreux. De quelque 150 en octobre dernier, Nyomtass te is ! compte aujourd’hui plus de 2500 volontaires.

Dans la pièce aux murs blancs immaculés et au parquet de bois clair, les éclats de rires et le plaisir d’un apéritif partagé adoucissent l’ambiance du rendez-vous. Sur la table située au milieu de l’espace, des gâteaux faits maison apportés par certains, et en guise de rafraîchissement, de l’eau gazeuse et plate. Mais à mesure que les prises de paroles s’enchaînent, le ton s’aggrave. Coiffée d’un carré court d’un brun profond et vêtue d’une tunique noire à pois blancs, c’est Judit, une des 15 coordinatrices de Nyomtass te is ! en Hongrie qui préside l’assemblée depuis le bout de la table. À tour de rôle, et pendant près de deux heures, chaque participant expose constats et bribes de solutions pour tenter de continuer au mieux l’action du média : accentuer l’aide des donateurs qui constituent l’intégralité des financements du journal, créer de nouvelles rubriques en comparant la situation de la Hongrie à un autre pays, travailler conjointement avec d’autres organisations civiles, changer de nom, de style ? 

Entre 19h et 21h, chaque participant à la réunion a donné son avis sur la manière de continuer l’action. © Magyarpart

Une chose est sûre : conserver sa forme, « la plus pratique et la moins chère que nous ayons trouvé », confie Rita, rappelant que cette newsletter d’une page est imprimée en noir et blanc, majoritairement par les bénévoles eux-mêmes. Autant de propositions, systématiquement saluées par les participants mais immédiatement confrontés à la réalité : un manque de moyens financiers et humains et une propagande gouvernementale de tous les instants. 

Pour Judit, ce nouveau mandat de quatre ans de plus a plongé le média, comme le reste de la société civile, « dans une grande impasse ». Une situation qui transparaît dans tous les échanges, les membres eux-mêmes ne sachant que faire pour en sortir. Dans un coin de la salle, Kati, guide touristique retraitée et bénévole depuis quelques mois écoute impassible le reste de ses camarades. Pour elle, le constat est plus tranché : « l’action est désormais au point mort ».

« Nous avions beaucoup d’espoir »

Rapidement, les prises de paroles individuelles se muent en débats et discussions. Dans le brouhaha qui remplit progressivement la vaste pièce, Kati explique, dans un français parfait, les us et coutumes de Nyomtass. Parmi eux, les distributions, cœur de l’action du média. Depuis la création de Nyomtass il y a quatre ans et demi, les volontaires ont pris l’habitude de quitter l’effervescence des grandes villes, une fois par semaine. Le temps de quelques heures, ils prennent la route en direction des communes et villages ruraux.

Là-bas, sur le modèle des samizdat, un système clandestin de diffusion d’écrits dissidents, interdits sous le régime communiste, les bénévoles vont de maison en maison déposer l’exemplaire de la semaine dans les boîtes aux lettres. L’objectif ? Faire circuler « les nouvelles qui n’ont pas atteint le monde », comme le rappelle le journal, c’est-à-dire contrer la propagande du gouvernement dans des zones reculées où circule quasi exclusivement une information contrôlée par le pouvoir central.« Lorsque nous allions à la rencontre des habitants des campagnes, ils pleuraient. Eux qui n’avaient jamais voté pour le Fidesz disent désormais vouloir le faire afin que leurs fils ne partent pas au front en Ukraine », reprend Kati, triturant nerveusement le verre d’eau en plastique qu’elle tient dans les mains. 

Pendant des mois, le gouvernement a pratiqué des campagnes de dénigrement à l’encontre de l’opposition, retournant leurs propos concernant la guerre en Ukraine. « Dans les campagnes, les gens pensent que ce qu’ils entendent à la télévision ou la radio, ou bien ce qu’ils lisent dans la presse est la vérité », reprend-elle. La Hongrie figure au 85e rang des pays au classement international de la liberté de la presse. « Près de 80% des médias, principalement des journaux locaux, sont contrôlés par le gouvernement ou des proches de celui-ci à travers des groupes comme KESMA, une fondation qui possède plus de 500 médias à travers le pays », souligne Pavol Szalai, directeur du bureau de reporters sans frontières pour l’UE et les Balkans.

L’agence de presse publique hongroise MTI, équivalent de l’Agence France-Presse, Reuters ou Associated press est elle-même directement contrôlée par le gouvernement. Son contenu est diffusé entièrement gratuitement, et repris par l’écrasante majorité des canaux d’information. « Avant les élections, nous avions beaucoup d’espoir. À chaque retour de village, nous étions plein d’optimisme. C’est tellement triste et décevant », poursuit Kati, son visage d’habitude souriant devenu plus froid en évoquant l’investissement moral et physique des derniers mois.

Comme elle, beaucoup de ses camarades, épuisés, ont d’ailleurs jeté l’éponge concernant les distributions hebdomadaires. « Aujourd’hui, seules deux ou trois personnes (dans la région de Budapest, NDLR) continuent de distribuer le Nyomtass toutes les semaines. Mais ce sont des exceptions. » 

De boîte aux lettres en boîte aux lettres

Sous un soleil de plomb quasi estival, Marika et les deux Zsuzsa jettent une dernière fois un coup d’œil à leur plan. Parcours, sens de distribution, maisons à éviter… Le périmètre de la commune de Kisoroszi, située à une heure au nord de Budapest, est quadrillé. Sous le bras des trois retraitées aux cheveux blonds, les précieux paquets de feuilles A4, méticuleusement rangés dans une pochette plastique. Dans cette commune de 960 habitants, deux tiers de ses électeurs ont voté pour le parti au pouvoir depuis 2010 : le Fidesz mené par Viktor Orbán. Et il en va de même pour les 2500 autres communes, où chaque semaine les bénévoles de Nyomtass Te Is!  se rendent. Toutes se situent dans des localités fidèles au gouvernement.

Marika prend soin de vérifier qu’aucune boîte aux lettres de la ville n’est oubliée. © Magyarpart

Les deux Zsuzsa, volontaires depuis plusieurs mois pour Nyomtass Te Is ! , connaissent bien le rituel qu’elles s’apprêtent à effectuer et ne l’abandonneraient pour rien au monde. Idem pour Marika, pourtant plus novice. Elle a rejoint le groupe des volontaires il y a un peu plus de deux mois, avant les élections. « Pour moi, ça faisait sens d’apporter cette contribution, aussi petite soit-elle », confie-t-elle en arpentant une petite rue calme de la commune. Suivant son itinéraire à la lettre, l’ancienne économiste repère rapidement les maisons à éviter, marquées d’une croix sur son fil de route. « Eux, ils votent pour le Fidesz, ce sont des convaincus, on ne peut rien y faire », précise-t-elle, tout en se dirigeant vers la maison voisine.

À travers les allées gorgées de lumière, la distribution se poursuit. Rien n’arrête Marika, pas même les chiens de garde qui se précipitent contre les portails de certaines maisons. Si le cœur de l’action est de viser les boîtes aux lettres, parfois, des habitants laissent poindre le bout de leur nez. Alors Marika les interpelle, leur explique l’objet de sa venue et leur confie un exemplaire en main propre.

« Certains l’attendent impatiemment », confie-t-elle au moment-même où une femme l’aperçoit depuis son perron et descend les marches quatre à quatre, sourire aux lèvres. « D’autres, en revanche, ne nous connaissent pas », poursuit-elle. « Alors je leur explique, sans jamais essayer de convaincre. S’ils veulent comprendre, ils liront », affirme-t-elle tout en reconnaissant un besoin de faire évoluer les pratiques, en proposant de nouveaux moments de rencontre aux citoyens hongrois.

Pour elle, il faut parler à ces populations directement, à ces habitants demandeurs de réponses au niveau local. « Ils ont des besoins au plus près d’eux. C’est ça qui les intéresse en premier lieu, avant les grands sujets internationaux », affirme-t-elle en désignant le bitume délabré d’un des axes principaux de la commune. « Ce n’est pas assez ce qu’on fait, je suis réaliste. Mais c’est nécessaire. Alors nous continuerons », conclut-elle avant de reprendre la route, les bras plus légers.