Mangalicas, les cochons chéris de la Hongrie
Depuis dix ans, une race de cochon rare, le mangalica, s’est implantée dans les circuits gastronomiques internationaux. Une vraie mine d’or pour certains éleveurs qui se lancent dans cet élevage lucratif en Europe et en Amérique du Nord. La lignée la plus pure se trouve en Hongrie. La faire perpétuer demande de la rigueur, du temps et beaucoup de motivation. De l’élevage de Nagykőrös aux restaurants de Budapest, il est une des fiertés du pays magyar.
Avachies au coin d’ombre de leur enclos, cinq bêtes piquent une sieste dans leur trou. Les graines d’orme, portées par la brise de printemps, se coincent dans leurs bouclettes. Il y a quelque chose qui cloche avec ces cochons. Ils ressemblent à des moutons. Leurs poils sont longs et frisés. Surtout, ils sont plus gras qu’un porc normal. La clef de leur succès. Un mangalica est constitué de 70 % de matières grasses, 300 kilos en moyenne, le double du poids d’un porc industriel. Les oreilles battantes, le groin boueux, une truie relève la tête à l’approche de Sándor Kozma, comme si le pas traînant de l’éleveur annonçait une nouvelle fournée de grains. Quelques heures plus tôt, il s’est levé pour nourrir ses 75 femelles, avec du maïs « de haute qualité », précise-t-il. Le tour de son exploitation se fait en combinaison hygiénique jetable. Au total, 2,5 hectares de terres agricoles à Nagykőrös, au sud-est de Budapest. L’endroit n’est pas ouvert à la visite. La grippe porcine africaine menace l’Europe de l’Est depuis 2018. Et il faut à tout prix protéger les mangalicas, car l’élevage de Sándor Kozma abrite un secret…
À l’écart des pâturages, une petite bâtisse. À l’intérieur, 85 mâles, énormes, grognent dans leur box. C’est le laboratoire, « la golden room », comme l’appelle Sándor. Plus nerveux que les autres, ces porcs sont chargés de perpétuer la lignée génétique la plus pure de la race, vieille de 200 ans. Les « perfect pigs » d’après Csaba Papp, le responsable du programme génétique de l’association nationale des éleveurs de mangalicas. Enveloppé dans sa combinaison blanche, il supervise la visite. Csaba Papp ressemble à ces scientifiques soviétiques flegmatiques et au visage impassible que l’on voit dans les films. Il est lui-même ancien éleveur, reconverti en une sorte de gendarme de la génétique pour le compte de l’association. Il se déplace tous les mois pour contrôler ces « trésors nationaux », déclarés comme tels par le gouvernement en 2004. « Nous traquons chaque naissance et faisons très attention à leur apparence. Avec notre logiciel, on peut remonter jusqu’à une vingtaine de générations », explique Csaba Papp, les yeux tournés vers un duo de porcs en train de bronzer.
Une fois par an, une poignée d’entre eux sont envoyés dans quelques-uns des 150 élevages de l’association, qui détient le monopole de la production, afin d’assurer la reproduction. Ils sont ensuite renvoyés ici. Et le cycle continue.
Sándor, comme les autres éleveurs du pays autorisés à vendre du mangalica, dépend de l’association. « Tous ceux que vous voyez en Hongrie, et même dans le monde, trouvent leur origine ici même », assure-t-il avec fierté, sous l’œil approbateur de Csaba. Il aurait pu en être autrement. La race a failli disparaître au début des années 1990.
A pig story
Rencontré dans un restaurant gastronomique du centre-ville de Debrecen, la seconde ville de Hongrie située près de la frontière roumaine, Péter Tóth, président de l’association nationale des éleveurs de mangalica, est un homme important. À 15 heures, le restaurant chic et sobre est fermé mais le patron accepte de faire une exception. La cinquantaine, chemise ajustée et montre clinquante cuir-dorée, il revient du Canada, où il était parti à la rencontre de partenaires. Aujourd’hui, il est une sorte de VRP du mangalica. Pour lui, tout a commencé en 1991 sous l’impulsion de Monte Nevado, un géant espagnol de la production de jambon Serrano, dirigé par un magnat du cochon. Juan Vicente Olmos était à la recherche d’une nouvelle matière première de qualité supérieure. Il s’est souvenu d’un Hongrois, qu’il avait côtoyé lors de ses études vétérinaires, Péter Tóth.
Les deux hommes décident de relancer la production. « Le communisme avait balayé toutes les petites entreprises traditionnelles. Et la production de mangalicas était impropre à l’industrie de grande échelle, du fait de sa particularité, son gras », précise Tóth. La teneur élevée en matières grasses fait que la viande peut être conservée beaucoup plus longtemps. Mais avec l’apparition de l’électricité et de la réfrigération dans les entreprises alimentaires au XXe siècle, son attrait a diminué, sa production aussi et la viande de mangalica est devenue un produit de luxe.
« Avant le socialisme, 90 % des porcs que l’on trouvait en Hongrie étaient de cette espèce. Après la chute du bloc, il n’en restait que 300 », affirme Tóth, en piquant sa fourchette dans une saucisse. En 1993, il rachète les 198 derniers spécimens de Hongrie, après une campagne de prospection dans les journaux. Il obtient ainsi le monopole de la production, au travers de son association.
Le « cochon roi »
Sándor a rejoint l’association en 2003. L’éleveur de Nagykőrös est aux petits soins avec ses bêtes. Les mangalicas préfèrent vivre dans des espaces plus grands. L’endroit est bucolique. Curieux pour une porcherie. Pas besoin de se pincer le nez, c’est la terre qui absorbe les déjections. Une femelle noire prend un bain de boue, avant d’aller s’étaler à l’ombre, alors que ses copines entonnent un chant de groin quand Gyúri, le gentil géant au piercing à l’arcade et second de Sándor s’approche pour leur jeter du grain. Quand ils ont faim, ils sont nourris, et puis c’est tout. « C’est le cochon qui est roi », rigole Sándor. Accoudé sur le rebord d’une stalle, ses yeux attendris se portent sur une portée de porcelets qui tètent leur mère : « c’est pour voir ça qu’on fait ce métier ».
Mais tout n’est pas rose cochon. Il faut attendre cinq ans avant qu’un élevage soit rentable. Conséquence, les éleveurs travaillent à perte. Pour les soutenir, le gouvernement prévoit une aide de 300 euros par tête pendant un an si un cheptel descend en-dessous de 50 animaux. Il aide aussi sur les prix de la nourriture et depuis dix ans aspire à accompagner la dynamique, avec un volet plus politique.
Le « cochon du futur »
A Debrecen, le serveur dépose le plat de résistance sur la table. « Il y a une hype, c’est certain », affirme Péter Tóth, en zieutant les tendrons de mangalicas aux asperges. « Le mangalica est facile à mettre à la mode : c’est un animal rare, mignon, et délicieux », énumère-t-il. S’il fallait dater le début de cette hype, on la situerait après le 28 décembre 2010, au moment où Glenn Collins, chroniqueur pour la section Food du New York Times, écrit un papier retentissant dans le milieu de la gastronomie : « Is the mangalitsa the next “it” pig » ? L’article permet au mangalica de se faire une place parmi les plus grands cochons, comme l’Ibérico ou le Pata Negra. Une période qui correspond aussi, en Hongrie, au retour de Viktor Orbán à la tête du gouvernement.
Depuis les années 2010, le concept de « Hungarikum » se diffuse, une sorte de label made in Hongrie, comme pour le paprika ou certaines saucisses. Un des défis du gouvernement actuel est d’en faire profiter le mangalica. Mais Tóth s’y oppose : « Il est le résultat d’un croisement de races sur plusieurs centaines d’années. Quand il est fait mention de mangalica pour la première fois dans un texte, c’était en 1833, on était encore l’empire austro-hongrois. C’est incorrect de dire que c’est 100% hongrois ». En revanche, « le côté nationaliste d’Orbán, c’est une bonne chose, pour garder les fermiers dans les campagnes ». Honnête.
Un gros cochon, vendu à prix plafond
À Verőce, à 45 km au nord de Budapest, se trouve la petite usine de transformation de Tibor Babuk. À l’intérieur, tout est nickel chrome. La Tibesz Company fournit la boucherie du village de 2000 habitants, ainsi qu’une vingtaine d’autres villes des alentours. « Le prix de la saucisse mangalica est deux fois plus élevé qu’une saucisse de porc blanc », confie-t-il.
La différence saute aux yeux quand le chef d’entreprise au look de viking découpe une tranche de jambon rouge. C’est une viande marbrée, comme le bœuf de Kobe, nervurée de gras, gage de sa grande qualité. Dans la troisième chambre froide, un camaïeu de saucisses au paprika, au foie, etc. Sortis de là, les produits arrivent sur les étals, dans les marchés ou dans les restaurants.
Mais certains éleveurs n’ont pas besoin d’usines comme celle de Tibor Babuk. Zsóka Fekete est connue dans le milieu comme une « self-made woman ». Elle élève ses cochons et prépare ses produits, qu’elle vend une fois par semaine sur le marché de Lehel, à Budapest. Ce vendredi, elle affiche le même large sourire que sur sa page Facebook. Et il y a de quoi. Les clients se pressent. Unanimement, ses produits sont parmi les meilleurs. La starlette a d’ailleurs remporté plusieurs récompenses pour ses produits. Elle montre à un client à quel point son lard est moelleux, en appuyant légèrement dessus. Le prix de ses produits n’effraie personne. Pas même les plus petites retraites. Renáta, mamie à l’allure de babushka, vient depuis le tout début, en 2016 : « Je prends toujours un petit peu de tout, autant que mon portefeuille me le permet.»
Porc blanc contre mangalica, élevage industriel contre fermiers bio. Il n’y a pas photo pour Gergő, 32 ans. Il se déplace au stand de Zsóka, toutes les semaines. Ce jour-là, il en a pour près de 5500 forints, soit près de 16 euros. Il vient de débourser en un achat un quart de ce qu’une famille de trois dépense en une semaine. Mais Gergő a besoin de viande riche en cétogène, c’est « mieux qu’un médicament. » Surtout, acheter à Zsóka c’est acheter à quelqu’un qui partage ses valeurs éthiques sur les animaux.
De l’art ou du cochon ?
Un succès chez le Hongrois moyen, mais surtout dans les restaurants gastronomiques. À deux kilomètres de Lehel, rive droite de Budapest, le Fleischer Restobar de Gábor Kereszty offre une vue imprenable sur le Két Szerecsen, l’établissement en face du trottoir, qui appartient à… Gabor Kereszty. Le restaurateur possède cinq établissements dans la ville et tous proposent du mangalica. « C’est la Rolls Royce du cochon. Le porc n’a jamais été aussi cher, alors que c’est une nourriture de base. C’est quasiment aussi cher que le bœuf. Il faut éduquer le public pour qu’il comprenne pourquoi il est si spécial ». Le quinquagénaire précise qu’il a vécu à Paris et poursuit dans un français fluide : « Je dis à tout le monde que le steak hongrois c’est le mangalica. Normalement on le prépare fumé. Mais là [la jeune serveuse dépose une assiette de morceaux d’échine travaillés avec des tarhonya, des petites pâtes en boule] – c’est tourné retourné ».
Péter Tóth sort de sa mallette un cadeau, qu’il offre volontiers à chaque fois aux journalistes. Une petite figurine de mangalica. Sur le ventre, « Made In China », certes, mais la provenance est d’Australie. Il est écrit en dessous : « Hungarian Pig ». Une preuve de plus que le mangalica est devenu un emblème international de la Hongrie, et qu’il a réussi son pari.