Kultura

Paprika : l’épice reine de Hongrie craint d’être détrônée

Dans les placards, sur les stands des marchés, entre le sel et le poivre au restaurant… Le paprika est devenu un emblème national en Hongrie. Les producteurs sont pourtant inquiets : et si leur épice ne séduisait plus autant leurs compatriotes ?

Une seconde peau. Les petites mains de María Hódi, 72 ans, sont jaunies par la poudre. Dans une chorégraphie parfaitement rodée, elle remplit et pèse des petits paquets de paprika, estampillés « Hódi ». La barrière de la langue n’offre que d’intimes sourires et hochements de têtes. Avec son mari et sa fille Agota, ils vivent à Szeged, à deux heures du centre-ville de Budapest. Cette région de la Hongrie, nommée « la Grande plaine », est très fertile pour cultiver l’or rouge, grâce à un fort ensoleillement. Chaque année, l’entreprise, dont Agota a repris la gestion, produit environ 20 tonnes de paprika. Elle est la quatrième femme de sa génération à y travailler. 

La famille Hódi vend son paprika dans 30 boutiques SPAR à Szeged, ainsi que dans plusieurs boutiques budapestoises. Ils comptent désormais l’exporter. © Magyarpart

Il faut quitter le centre-ville de Szeged pour arriver chez elle. Dans une rangée de lotissements, le GPS indique « Hódi Paprika ». Difficile d’imaginer que derrière le portail vert d’une petite maison jaune se cache une usine artisanale, où vie familiale et vie professionnelle se mêlent.

Au sous-sol, une épaisse odeur fumée et âcre se répand dans la pièce. Les petits grains sont presque perceptibles sur la langue et dans la gorge. Dans cette salle de quarante mètres carrés, la famille Hódi moud ses poivrons, non comestibles et destinés uniquement à être réduits en épices. « Attention ! », s’écrie Agota, « Ne posez pas vos affaires par terre, les tâches sont difficiles à enlever », lance-t-elle, dans sa tenue parfaitement blanche. Les fruits ont été récoltés dans ses champs de 5,5 hectares, à un kilomètre d’ici, puis séchés pendant huit heures dans une salle dédiée – qui semble être une ancienne grange. Le garage, lui, a été transformé en zone d’enfumage de l’épice. Résultat : la voiture dort dehors. Sur des plaques, à l’installation rustique, les fruits séchés sont posés avant d’être soumis aux fumées de bois de hêtre – un bois signature du paprika fumé hongrois, dans d’autres pays on préfère celui de chêne. 

Les champs de la famille Hódi
Les raies des champs de la famille Hódi. Récemment, ils se sont lancés dans la culture d’un paprika biologique. © Magyarpart

La Hongrie attache beaucoup d’importance aux différentes variétés de l’épice. Elle peut être « édes », douce et sucrée, mais aussi « erós », forte ou très forte. Gare à celui qui se tromperait, sur un étal, et se retrouverait la langue en feu ! Le paprika fumé, lui, s’est développé il y a six-sept ans, volant la vedette au doux. Et Agota l’avoue : « Moi, c’est celui que je préfère ! ».

Peu d’aides pour la filière

Quand il s’agit d’évoquer la rentabilité de son exploitation, Agota est gênée et ne souhaite pas parler de chiffres : « Pour l’instant, je peux gagner ma vie et me rémunérer. Mais j’ai bien peur que dans les années à venir, ce soit bien plus compliqué ». En effet, elle craint l’arrivée de nouveaux concurrents sur le marché hongrois. Selon le KSH, le Bureau national des Statistiques de Hongrie, les importations de paprika dépassent constamment les exportations depuis 2016. Les principaux exportateurs sont la Chine et l’Inde, où les prix peuvent être jusqu’à cinq fois moins cher au kilo. La raison est simple : la main-d’œuvre étrangère est bien moins chère qu’en Hongrie. Pour Péter Kelemen, vice-président du syndicat agricole FruitVEB, la vétusté du matériel agricole et le manque d’innovations sont aussi responsables.

Aucune aide étatique n’est accordée aux exploitants, toujours selon le syndicat. Les seules aides proviennent de subventions de l’Union européenne, par le biais de la Politique agricole commune. « Cela peut grimper jusqu’à 300 euros par an et par hectare », détaille-t-il. En 2012, le gouvernement de Viktor Orbán, Premier ministre de Hongrie, a créé une collection de « Hungarikum » : une sorte de club sélectif des produits typiques de la Hongrie. Parmi ces 83 produits figurent le paprika de Szeged et le paprika de Kalocsa, autre lieu historique d’exploitation dans la Grande plaine hongroise. Mais Hungarikum ou pas, pas de subventions ou d’aides à la production. 

Un condiment emblématique et historique

Il faut revenir au XVIIe siècle, lorsque la Hongrie était sous l’occupation de l’Empire Ottoman, pour retrouver les premières traces de paprika dans le pays. Ce sont les Turcs qui l’ont importé. La Hongrie n’ayant que très peu d’accès aux routes de la soie, les magyars l’ont cultivé sur leurs sols. Depuis, il traverse les siècles et chaque plat traditionnel y a sa petite pincée. 

Dans l’appartement budapestois d’Anna et Jean Gonthier, un couple franco-hongrois, les tableaux de peintres du pays tapissent les murs. Au menu du dîner : un lecsó, ratatouille protéinée à base d’œufs, de lards et de saucisses, servi entre le salami, charcuterie typique et un rétes, pâtisserie proche du strudel, garnie de pommes ou de grains de pavot. C’est Jean qui s’est mis aux fourneaux. « Il faut de très bons poivrons jaunes, comme on n’en trouve pas en France. Ici, ils sont plus doux, plus clairs et allongés. Puis il faut rajouter une cuillère de paprika, lorsque le plat est bien chaud. Mais attention : toujours hors du feu ! », explique le septuagénaire, minutieusement. Ce plat traditionnel, les parents d’Anna le lui cuisinaient quand elle était jeune. 

Sur les étals des marchés budapestois, le prix des poivrons jaunes ne cesse d’augmenter depuis deux ans. © Magyarpart

Au bord du préc’épice

À la terrasse d’un café budapestois, une autre génération. Bianka Geiger et Ágnes Tóth, trentenaires, sont assises. La première est responsable de marque pour des restaurants et écrit des articles culinaires. Ágnes, elle, est cheffe et a lancé son « restaurant-appartement », une sorte d’Airbnb gastronomique. Elle travaille en parallèle sur l’influence turque dans la gastronomie hongroise. Les deux femmes ont des looks parfaitement travaillés, leurs comptes Instagram sont raffinés. Elles se remémorent leurs souvenirs culinaires d’enfance : du goulasch, ce plat paysan à base de viande, poivron et paprika, au parizer, une saucisse transformée qui peut contenir oeufs et mélange de viandes, en passant par des petits chocolats digestifs à la liqueur de menthe, que Bianka a amenés pour l’occasion. Si l’une a grandi à la campagne, et l’autre dans la capitale, toutes deux s’accordent : le paprika constitue une grande part de leur histoire avec leur pays. Mais pour les jeunes hongrois, l’or rouge est synonyme de plats lourds, que cuisinaient leurs parents ou leurs grands-parents. « Le paprika est important, oui, mais nous voulons manger plus sain. On ne veut plus de cette nourriture grasse et transformée ! », critique Bianka. 

La gastronomie hongroise a largement été influencée par le communisme et l’ère soviétique, où la nourriture manquait et les aliments étaient fades. Il fallait donc s’arranger : créer des plats pauvres mais nourrissants, donner du goût à ce qui n’en avait pas. Et c’est là que le paprika a joué son rôle. Mais cette époque est révolue, « la cuisine hongroise a connu sa révolution dans les années 2010 et s’est adaptée à la gastronomie internationale », explique Agnès. À Budapest, l’apparition de restaurants italiens, américains, grecs ou français, mais aussi de la healthy food et du véganisme entraînent un certain désintérêt de la part des jeunes pour les plats traditionnels à l’épice. 

Une synthèse impossible entre tradition et modernité ? Au mois de mars 2022, Budapest a accueilli le Bocuse d’Or Europe, l’une des plus prestigieuses compétitions internationales de gastronomie. ​​Bence Dalnoki, sous-chef au Stand Restaurant, rare établissement à l’étoile Michelin en Hongrie, y a remporté la médaille d’argent. Pour se qualifier à la compétition européenne, le jeune chef a dû affronter ses compatriotes lors du Bocuse d’Or Hongrie. Une manière de revisiter des plats traditionnels et de promouvoir la culture de son pays. Et la recette de la victoire ? Une soupe de poissons épurée et légère… Agrémentée de 10 grammes de paprika !